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Une enquête sur Jean Cousin

Jean Cousin est un de ces ouvriers de la première heure qui, à l'aurore du XVIè siècle, ont renouvelé l'art français. Il possédait le don merveilleux de tout savoir, de tout comprendre et cette diversité d'aptitudes dont les maîtres italiens de la Renaissance nous ont montré tant de glorieux exemples. A la fois peintre, sculpteur, graveur, verrier, architecte et écrivain, presque toujours il s'est montré sûr de sa main comme il l'était de sa pensée. Et cependant l'histoire ne possède encore que des lambeaux épars de sa vie. On ne sait au juste ni quand il est né ni où il est mort; on ignore la plupart de ses oeuvres, soit que les unes aient été détruites par le temps ou les révolutions, et que les autres aient péri sous la main de vandales qui prétendaient les restaurer ou les mettre en harmonie avec le goût moderne. Si bien que l'été dernier, M.Deligand, maire de Sens, dressant un long et consciencieux procès-verbal des faits, nous ne dirons pas connus, mais publiés sur son illustre compatriote, n'a obtenu de ce patient labeur qu’ un résultat fort triste, à savoir, que les points de sa vie tombés dans l'oubli l'emportent en nombre et de beaucoup sur ceux reconnus authentiques ou seulement vraisemblables.

Les études premières, les travaux et les faits essentiels d'une vie que jean cousin consacra toute entière au travail, sont tellement peu connus, qu'il n’est pas d artiste à qui l'on ait plus accordé de choses qui ne sont pas de lui. Toute peinture, toute gravure, sculpture ou verrière de son époque, et dont leurs auteurs sont restés ignorés, lui ont été attribués sans preuves, sans raisons suffisantes.
Et il arrive maintenant, juste retour des choses d’ici-bas, que l’esprit de critique, ce trait vital du génie français, non content de lui avoir ôté ces oeuvres apocryphes, cherche à lui ravir l'un des rayons principaux d'une gloire dont il avait toujours joui sans conteste.

Jean Cousin a-t-il été sculpteur ? Cette question fut posée en 1858 par un de nos érudits d'art des plus compétents, M. Anatole de Montaiglon. Certes, Jean Cousin a été sculpteur, écrivions nous vers ce même temps au savant bibliothécaire de  l'école des Chartes, car Ies comptes de la cathédrale de Sens, relevés par notre excellent archiviste, M Quantin mentionnent qu’une somme lui fut allouée en 1543, « pour avoir racoustré une « statue de la sainte Vierge. » D'autre part, les comptes de Fontainebleau, transcrits par M. de Laborde, mentionnent la vente, à lui faite, d’un bloc de marbre dont il ne voulait pas apparemment  faire des manches de couteau ; enfin la tradition, qu'il n’est guère permis de traiter légèrement, car elle nous a valu l’Iliade et la Bible, a toujours été sur ce point précise et invariable.

Mais a-t-il sculpté cette admirable statue de l’amiral Chabot, l'orgueil du Louvre et de l’art français, l'égale, ou peu s’en faut, des plus belles oeuvres de Michel-Ange ? L’attribution qui lui en est faite reposait uniquement sur assertion relativement récente (1606) de Félibien, lorsque nous trouvant à Sens en Décembre dernier, un érudit de cette ville, artiste à ses heures, M. de la Vernade, voulut bien nous communiquer, et même nous aider à transcrire d’un vieux manuscrit de famille, comtemporin de Jean Cousin, la preuve, décisive  en apparence, qu'il a sculpté la statue de Chabot. Ce manuscrit, bien connu dans notre département, à pour titre : Histoire de la ville de Sens, par Taveau, copiée et revue par P. Maulmirey, échevin de cette ville, en 1572, et l'aïeul de M. de la Vernade. Le manuscrit princeps, celui de Taveau, existe d'ailleurs à là bibliothèque de la ville, mais le passage en question avait échappé jusqu’ici aux biographes de Jean Cousin, bien qu'il eut été signalé, mais incomplètement, par M. Horsin Déon, en 1851, dans son excellent livre, devenu rare, De la Restauration et de la Conservation des Tableaux. Voici ce passage, transcrit avec un profond respect de l’orthographe, et qui voit ainsi le jour pour la première fois :

 "Jehan Cousin, natif d'un village nommé Soucy , en la banlieue de Sens, peintre fort gentil et excellent d'esprit, a monstré par les belles peintures qu'il a délaissées à la postérité la subtilité de sa main et a fait cognoistre que la France se peut vanter qu’elle ne le cède en rien aux gentils esprits qui ont été ès autres pays. Il a faict de beaux tableaux de peinture très ingénieuse et artiste, qui sont admirés par tous les ouvriers experts en cet art pour la perfection de l’ouvrage auquel rien ne deffault.

Oultre ce, il estait entendu à la sculpture de marbre, comme le tesmoigne assez le monument du feu admiral Chabot en la chapelle d’Orléans, au monastère des Célestins de Paris, qu’il a faicte et dressée et monstre l’ouvrage l’excellence de l'ouvrier."

Ainsi donc, un témoignage contemporain et digne de confiance, accorde au grand artiste sénonais l’œuvre qu’on lui conteste. Mais M. de Montaiglon, que nous nous sommes empressés d'aviser de notre découverte, ne la trouve point décisive. Voici ses raisons :

 

Paris 11 décembre 1868

 

Monsieur et ami,

 

Votre passage est très curieux. C'est la première fois qu’il se produit un texte antérieur à Félibien, et cela est important. Mais une chose reste certaine :
   
1°) Que le cadre ovale de l'ancien tombeau de Chabot ne peut être que de la fin des Valois; par conséquent, l’ayant ou ne l’ayant pas sculpté, Cousin peut être l’auteur de la composition et du dessin et en avoir surveillé l'exécution;
   
2°) Que la statue, la seule chose qui soit un chef d’œuvre est bien antérieure, ce qui résulte d'elle-même; elle est d'un goût non seulement antérieur au temps de Pilon, mais même au temps de Goujon; elle est contemporaine de François ler et de Chabot, et, dans mon opinion tout intime, plus voisine de sa nomination au grade d’amiral (1525) que de sa mort (1543).

Il faudrait donc que Cousin, à quarante ans de distances ait d'abord fait la statue vers 1530 et le cadre ornemental vers 1570, date du goût de ce dernier qui sent pleinement l’exagération menue et chargée des derniers Valois et des derniers temps de l’Ecole de Fontainebleau expirante.

Le cadre sculpté du tombeau, son arrangement architectural et ornemental, est bien du temps de Cousin, il pourrait être de lui; votre texte prouve qu’au lieu d’une possibilité il y a probabilité, certitude même. J’en ai fait la supposition, vous la confirmez. Mais la  statue même est en dehors. Elle est antérieur à Goujon, elle est du temps de François 1er ; Cousin l’a-t-il faite sous François 1er ? La grosse question est là et reste tout entière.

Je n’ai pas besoin de vous dire que si je me défends ce n'est pas pour mon opinion, mais pour ce que je crois la vérité. Ce que je demande c'est la preuve de deux choses, la preuve positive et, s’il se peut, pas unique, que Cousin a été non pas l'inspirateur direct d'une sculpture, - je l'ai accordé d'avance dès 1858 - mais un sculpteur au propre, un modeleur et un tailleur de marbre effectif, et aussi la preuve que la statue qui est archi-antérieure, qui n'est qu’employée et mise en oeuvre dans une décoration postérieure, est son oeuvre; de plus, ce qui serait bien nécessaire à la démonstration, qu'il a fait d'autres choses de sculptures et d'importantes, même de sublimes, parce qu’on ne fait pas un chef-d’œuvre comme celui-là sans être non-seulement un grand sculpteur, mais un sculpteur habituel, exercé, fécond et même uniquement un sculpteur.

Voilà, en gros et en courant, mon opinion ancienne et subsistante, pas du tout pour faire du paradoxe et de l'originalité, mais parce que jusqu'à la production de véritables preuves, je ne peux pas arriver à en avoir une autre. Je n'en reste pas moins votre tout dévoué en Cousin, malgré ma qualité d'hérétique, brûlable sur la place publique d’Auxerre.

« L'hérésie » de notre aimable et spirituel correspondant ne sent nullement le fagot ! N’est-il pas bon, n'est-il pas utile et profitable que la libre discussion aborde, pour les éclairer, tous les points qui divisent le monde de l'art, comme celui de la science et de la politique ? D’ailleurs, elle est déjà bien loin de nous la critique d'art telle qu’on l’entendait autrefois, en admettant sans examen ni contrôle les attributions souvent hasardées, parfois ridicules des enthousiasmes de clocher ! L'érudition moderne n’admet plus les faits qu'à bon escient. Ses arrêts n’en sont que meilleurs et souvent même décisifs. Le jugement porté par M. de Montaiglon sur l’œuvre sculpturale qui nous occupe, paraîtra probablement un peu absolu ; il n'en mérite pas moins un examen sérieux et approfondi auquel nous nous essayerons prochainement en temps et lieu. Rappelons seulement ici, en réponse au trait final de sa lettre, que le savant professeur de l’école des Chartes est l’un des bénédictins de l'art, un historien consciencieux, inexorable, épris avant tout de la vérité qu'il cherche sous toutes ses formes, même sous celle du doute, cette base première de la science. En publiant sa lettre, expression des doutes qui l’assiégent, nous voulons seulement offrir à nos érudits l’occasion de les lever.

Il nous paraît impossible, en effet, que dans le département de l’Yonne, et en particulier au pays Sénonais où tout est plein de Jean Cousin, où tout parle de lui, on ne puisse pas exhumer, soit des archives des villes, des presbytères, des châteaux, soit des comptes des fabriques d'église ou des études de notaire, un fait, une date, une trace quelconque de sa biographie, à l'aide desquels on puisse restituer l’œuvre à peu près complète du maître et maintenir ce qu’on lui conteste. C’est à M. Deligand qu'on doit le peu que l’on sait de certain sur sa vie ; c’ est à un autre ancien officier ministériel, M. Hesme, de Villeneuve-le-Roi, qu'on doit aussi l’accroissement de ce premier fond et plusieurs indications d'un haut intérêt.

La terre natale de Jean Cousin ne peut en demeurer là; le dernier mot ne peut pas avoir été dit. On se rappelle qu'à la demande de M. Champfleury, et dans ces mêmes colonnes, nous ouvrîmes il y a six ans, à propos des anciennes faïences de l'Auxerrois, une enquête qui n'a pas été infructueuse. Celle que des fervents de l'art nous prient d’ouvrir aujourd’hui sur la vie et les oeuvres du grand maître sénonais, aura-t-elle également un sort heureux ? Nous l'espérons fermement. Le souvenir de Jean Cousin et de son talent est pour nos contrées comme une tradition de gloire, à laquelle chacun voudra s’efforcer d'ajouter encore. Pour cela, il ne faut qu'essayer d’éclairer les points restés obscurs de sa glorieuse carrière, qu’achever en un mot l’oeuvre heureusement commencée par MM. Hesme et Deligand.

C'est à l’année 1560 d’après le manuscrit de Maulmirey, qu'il faut fixer l’époque de sa mort, témoin ce passage traduit littéralement et avec ses lacunes :

« Il mourut à…, le jour de…1560 plus riche de nom que de biens de fortune, qu’il a de toute sa vie négligés… »

Félibien dit au contraire en 1666 :

« Il m'a esté impossible de sçavoir en quelle année il est mort, seulement qu’il vivait en 1589, véritablement fort âgé.»

Comment ne pas donner la préférence entre ces deux témoignages à celui de Maulmirey, digne de toute confiance parce qu’il fut le contemporain, le compatriote et probablement l'ami de Jean Cousin. Une tradition de famille le fait naître vers l'an 1500, mais ce n’est qu'une tradition et son autorité est singulièrement affaiblie par divers textes affirmant que Cousin naquit vers 1492 et même auparavant. Que ces textes soient confirmés par des preuves, et l'argument de M. de Montaiglon sur l'antériorité de style de la statue Chabot perd toute sa valeur.

Les compositions gravées par Jean Cousin sont aussi introuvables que ses dessins, de même que les oeuvres incontestables de son pinceau sont rarissimes.

Il en est jusqu’à trois que l’on pourrait citer :
L’une, le Jugement dernier, est au Louvre ;l'autre, la Pandore, à Sens, et la troisième, l'Artemise, à Auxerre, celle-ci certifiée par les principaux connaisseurs de Paris, par M. Reiset, notamment.

A notre avis, il en existe d'autres encore ; mais ces mêmes juges, à la suite d’ailleurs d'un malentendu, les tiennent maintenant pour des copies. Nous voulons parler des cinq portraits de la famille de Jean Cousin, que possède son descendant, M. Bouvier, receveur des contributions à Agen. On lui conteste encore le célèbre vitrail de saint Eutrope, de la cathédrale de Sens, dont certaines parties d’ailleurs sont peu dignes de lui ; on a trouvé qu’on pouvait même lui contester les oeuvres sorties de son ciseau.

Heureusement qu'il a signé les livres qu'il publia, comme Albert Durer, sur les proportions du corps humain et sur les moyens géométriques de dessiner ; aussi, personne n'a pu les lui contester. Sur ces livres, intitulés La vraye Science de Pourctraiture et L’Art de desseigner ; le manuscrit de Maulmirey s’exprime ainsi :

« Il ne se contenta pas de faire paroistre ses ouurages par la peinture et sculpture, mais encore il voulut communiquer à la postérité ce qu'il y avait d'excellence en son art et a laissé par escript un liure : De la Perspective, imprimé à Paris en l'an 1560, par Jehan Royer, qui est comme un directoire aux peintres pour pouvoir représenter en tableaux avec la géométrie toutes figures de palais, maisons, bastiments et choses qui se peuvent voir sur terre, soit haultes ou basses par raccourcissement selon l'esloignement de la veue ou distance, auquel liure il a mis les figures nécessaires pour l’intelligence qu'il auait luy même pourctraiter de sa main sur planches de bois.

  Il a faict un aultre liure qui est aussy imprimé :
Des raccourcissements des membres humains en l’art de peinture. Il mourut à…le jour de…1560, plus riche de nom que de biens de fortune, qu’il a toute sa vie négligés comme tous homme de gentil esprit, faisant profession des arts et sciences, qui s'y sont arrestés. »

(Histoire manuscrite de la ville de Sens., par Jacques Taveau, procureur au bailliage, transcrite par Maulmirey, échevin de cette ville. – Sens, 1572).

Quant à notre appel, dont plusieurs journaux, après le journal L’Yonne du 17 décembre se sont fait les échos, il nous a valu déjà plus d'une communication intéressante de nos érudits et notamment la lettre suivante dont les indications, très nettes, très précises, pourront mettre sur la voie de découvertes importantes et décisives :

                        Auxerre, 19 décembre 1868.

Mon cher Monsieur,

 

J'ai lu dans L’Yonne, du 17 courant, l'appel que vous faites à tous les amateurs des arts et de l'histoire des artistes, pour arriver à compléter la biographie d'un célèbre compatriote, Jean Cousin. Me permettez-vous de répondre à cet appel dans la mesure de ce que je sais et puis dire? Rassurez vous, je serai bref.

Dans ma pensée tous les efforts, toutes les suppositions que l'on fera `seront vaines aussi longtemps qu’on ne portera pas les recherches dans les archives des anciens notaires sénonais. Or, il existe à Sens, à la Chambre des notaires, un riche dépôt de minutes remontant au seizième siècle. C'est là surtout qu'il faut fouiller. Si on veut le faire sérieusement, on y trouvera, j'en ai l’entière certitude, des documents authentiques sur Jean Cousin, et notamment des marchés passés entre lui et des communautés religieuses pour des travaux d'art de diverses natures.

 

Et alors la lumière que vous avez eu la bonne idée de provoquer se fera et les plus incrédules, M. de Montaiglon en tête, seront forcés de reconnaître que Jean Cousin a été peintre, sculpteur, etc.

 

Agréez, etc.                                                                                    M. QUANTIN

                                                                                                   Archiviste de l’Yonne.

Nous avons pleine confiance dans l'indication précise que signale notre savant correspondant et l’espoir que les archives de la chambre des notaires de Sens, largement explorées, mettront sur la voie de faits précis, irrécusables, sans lesquels une Biographie de Jean Cousin ne peut être aujourd'hui entreprise sérieusement.
Nos érudits sont ainsi mis en demeure d’agir. Espérons qu'ils ne failliront point à la tâche et que leurs recherches arriveront à dissiper cette longue série de points d’interrogation dont se compose, en majeure partie, l'histoire de la vie et des oeuvres du grand artiste sénonais.

Le portrait accompagnant cette notice, nous le devons à l'extrême obligeance de M. Charles Blanc l’auteur de l’Histoire des Peintres et le fondateur de la Gazette des Beaux-Arts , deux entreprises qui tiennent, à des titres divers, le premier rang dans les publications artistiques contemporaines. Et cependant ce portrait, à nos yeux du moins, est non moins apocryphe que celui illustré par le burin d'Edelinck ; aussi le donnons nous à titre de simple document.

 

J. LOBET

 Almanach Historique et Statistique de l'Yonne
- édition de l'année 1869 -

 

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