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Le Moulin d'Emeraude

Enfoui au cœur de la forêt de mes songes, et depuis bien longtemps, se tenait le Moulin d'Émeraude. C'était entre les rivières de la Cure et du Cousin que je le voyais dans une vallée profonde, qui semblait les relier de ses ailes, toute ourlée d'azurs granités et piquée de festons sylvestres. Chantant dans le vent son bonheur d'appartenir au pays d'enfance. Sa vaste roue parée d'écumes cliquetait de joie dans le flot redondant de son ru de montagne. Et des brumes sauvageonnes, souvent à l'automne, visitaient ses abords comme des elfes voilés.

Dans mon imagination je le dénommais ainsi car, partout, de l'Ouche qui l'entourait, montait un gazon ardent et vert jusqu'à son faîte. Et ces lieux, toujours hospitaliers aux animaux des bois alentour, étaient prêts à recevoir mon âme lasse des agitations stressantes de la vie citadine, sur des tapisseries de bruyères tendres.

Elle voulait revenir là où elle était née. Là où elle avait gardé la saveur des choses. Se ressourcer dans cette paix champêtre. Et puis, Paris n'était pas si loin pour y venir souvent ! Sans autres motivations plus sentimentales ou nostalgiques !

Alors, poursuivi par mon rêve, un matin, enflammé, je partis à la recherche de mon moulin des merveilles. Il existait assurément, puisque je le possédais en moi. Retenu loin en un subconscient très ancien, silencieux, inextricable.

Seul sur la route, car personne de la maisonnée n'avait voulu m'accompagner, ni femme, ni enfants, prenant pour quelque lubie ce retour subit à des attaches naturelles de la terre patrie, je me mis à penser à mon aventure avec un grand frémissement avivé par le ronronnement étouffé du moteur. L'autoroute était libre et la journée radieuse, toutes les lignes convergeaient devant moi vers un horizon engageant.

Comme toujours, je sortis à Avallon pour gagner les hauteurs boisées du Morvan tout proche. M'enfonçant jusqu'au Meix, près de Marrault, d'où j'étais issu, je me mis sans attendre en quête de l'ermitage recherché de mes vœux.

Parcourant en tous sens ces immensités de couverts à la douceur rafraîchissante, je sentis mon cœur de nouveau battre comme autrefois dans l'haleine libre de son propre terroir. Le printemps, qui m'avait bien précédé d'un mois dans ses allées et venues dans l'air fripon, n'avait pas su encore ranimer toute la nature dans ses œuvres de renaissance et de vie.

Mais ce premier jour, en évitant de me rendre chez mes cousins et amis, afin de perdre le moins possible du temps que je m'étais imparti, je filai tout droit, au loin, sur la route longeant mon petit pays. Et il semblait me regarder tout contristé de mon fier dédain qu'il ne s'expliquait pas, certainement, durant ces moments de fuite...

Tout de ce que je connaissais de mes sombres montagnes, au profil reposant et familier, tout au long de mes explorations, me parut de moins en moins assuré. Tant je me heurtais à des transformations de tous ordres sur chacun des climats où je me retrouvais, jusqu'à me désorienter. Mes croisées de chemins et de routes n'étaient plus les mêmes, pour avoir tant changé depuis tous ces lustres où je n'étais pas revenu les visiter.

Aussi, sans avoir rien pu revoir ni reconstituer de quelques-unes de ces images du passé que j'étais venu faire revivre, je repartis avant que le soir n'étendît son bras d'ombre et de chimères. Tant le temps fut court pour cette première tentative...

II fallut donc que je revienne une seconde fois, pour qu'enfin je redécouvre mon moulin, au fond d'un fouillis végétal où il semblait bien se complaire dans toute l'étendue de ses ruines. Derrière des barrières d'arbrisseaux auxquels s'entremêlaient des fougères en explosion de croissance, à former de hauts plessis pour s'y enclore.

La réalité qu'il m'offrait de lui ne m'effraya nullement sur le coup, je n'eus simplement que compassion pour son état de délabrement et d'abandon, comme s'il s'était agi d'un grand esprit malade et de désaffection. Et précisément j'étais, là, venu pour lui redonner confiance et envisager son relèvement comme au temps de sa gloire meunière.

Sa toiture d'ardoises avait volé, par endroits, au vent de l'aventure; seules ses poutres maîtresses tout en châtaignier tenaient encore solidement sur leur base. Les murs bâtis de pierres sèches gardaient leur rectitude; quant aux planchers, ils balançaient comme des pontons de marine. Enfin, il y avait beaucoup à refaire ! Et tout ne s'annonçait pas si facile, surtout pour y apporter les matériaux nécessaires à sa restauration.

À l'extérieur, sa roue bloquée depuis longtemps ne tournait plus, comme pétrifiée par le temps; une glaise tenace, abondante la retenait, obligeant le ru à la contourner en cascadant, hors de son lit, dans un joyeux libertinage.

Tout cela était au-dessus de mes possibilités financières du moment et pourtant je me sentais déjà enchaîné à ces ruines, comme un oiseau à son nid. Comme circonvenu par une certitude ensorcelante. Car jamais je n'aurais osé espérer caresser, d'aussi près, l'une quelconque de mes édifications oniriques. Et celle-ci l'était devenue pleinement !

Il fallait donc que j'acquière ce terrain pour sa seule construction croulante ! Mais de qui ? Et surtout à quel prix ? Autant de questions qui transpercèrent à vif mon esprit, à la crainte de ne pouvoir apporter la réponse qui convenait. Et peut-être irrémédiablement ?

Regroupant tout mon courage, je me mis à penser, après toutes ces préoccupations purement matérielles, aux miens. À l'accueil qu'ils réserveraient à semblable projet. Aux moqueries éventuelles dont ils voudraient bien la gratifier. Et d'autant plus qu'il s'agissait d'amas pierreux exhaussés d'illusions ! Seul le site était de nature à enthousiasmer, et encore, en dehors des saisons froides et taciturnes.

Revenu au village natal, je filai tout droit rencontrer mes cousins, restés à la ferme familiale, et derniers survivants de notre nom sur cette terre morvandelle. Il y avait bien quelque temps que je ne les avais revus, et discrètement ils m'en firent la remarque. Mais je ne pouvais m'arrêter devant pareilles récriminations, j'étais avant tout venu pour le Moulin d'Émeraude et je devais plus encore en apprendre pour espérer en devenir propriétaire.

Je sus ainsi très vite de quelque voisin paysan, et ami de mes parents, que ces bois reclus appartenaient à un châtelain du côté de Chatellux. Et bientôt j'y fus !

Je demandai à parler au maître de céans; celui-ci ne se présenta pas, mais me fit savoir que ces bois étaient bien, pour cause de partage d'héritage, à réaliser. Toutefois il me renvoya à un négociateur. Et je repartis en direction de Lormes, ou un peu avant, pour l'y rencontrer.

Sans attendre, j'esquissai quelques chiffres, pour arriver à un prix, que je proposai, sans que l'homme ne dît mot. Puis, subitement, il me fit savoir sourdement qu'il serait d'accord sur celui-ci, à m'étonner grandement de n'avoir pas tenté de le relever. Ce qui me confirmait la nécessité qu'il avait de vendre au plus tôt ces parcelles de terres sauvages.

Alors, d'un geste d'automate, je signai un chèque du dixième de cette somme, sans réfléchir, comme pris aux mailles d'un sortilège. Et hop, le dédit était versé sur des fonds qui m'étaient propres ! Tandis que j'avais encore à parapher bien d'autres papiers à envoyer chez le notaire. Mais où trouverais-je l'argent nécessaire pour compléter le règlement définitif ? Incisive question !...

Tout cela trottait dans ma tête comme des fourmillements d'anxiété, alors que de mes profondeurs des voix opposées semblaient me tranquilliser, même presque béatement. Et pourquoi ? Je ne savais ! Me laissant absorber par cette vague interne d'optimisme, je repartis ainsi pour Paris...

Mais voici que, quelques semaines plus tard, seulement, et malheureusement, je perdis mon emploi, licencié brutalement. Plaie dévolue à notre temps, et plus encore à tous ceux de mon âge, cadre de surcroît, il fallait bien que j'y passe, moi aussi, pauvre vermisseau destiné à être broyé sur les chemins écroulés d'une économie interminablement en crise! Alors que j'avais déjà engagé plusieurs entrepreneurs pour commencer des premiers travaux. Le prêt que j'avais sollicité avait été accepté. Mais, désormais, comment ferais-­je pour rembourser ? Et puis, il fallait que je renvoie tous ces gens, c'était devenu un devoir impératif et de sagesse !

Alors je m'enfermai dans mon moulin de l'oubli, comme en une thébaïde. Ma femme était bien venue le voir, juste une fois et presque par distraction, mais dans son regard je sentis plus d'effroi que de compassion, et je dus la ramener rapidement jusqu'au bourg pour ne point la voir défaillir. Voilà ce qu'était à ses yeux le Moulin d'Émeraude: un demi-arpent de terre folle et sauvage dans un site envoûtant certes, mais si éloigné de tout, et délabré d'aspect jusqu'à s'en laisser saigner le cœur !

Puis, revenant à l'intérieur, souffrant çà et là d'efflorescences salpêtrées pour m'offrir le grand air de la forêt par des ouvertures immenses, je voulus retrouver le moulin lui-même. M'expliquer tout ce qu'était sa meunerie. Et plus particulièrement sa machinerie ou ce qui en restait. Je me mis d'abord à suivre l'arbre de transmission qui n'était pas trop rouillé, pour avoir été constitué d'un excellent métal et qui semblait encore vivre de son mouvement rond et lent. II conduisait du regard à tout un enchevêtrement de bacs en bois ou plutôt d'augets. Là où toutes mes conjectures de fonctionnement, dans cet état houleux des appareillages, se perdirent. Ne me figurant plus exactement ce à quoi ils avaient pu servir.

Ne sachant pourquoi, je me mis ensuite à dégager le plancher de tout cet ensemble de bois désolidarisé, et en-dessous, je tombai sur un petit meuble scellé contre le mur. Je voulus aussitôt voir ce qu'il y avait dedans. Le mystère bien sûr ! Ou quoi d'autre ? Toutefois, après avoir écarté de la main des toiles d'araignées encrassées de poussières d'ombre ou d'éclats de bois vermoulus, je me heurtai à une seconde portière métallique. Qu'était-ce donc ? Une sorte de coffret emmuré, qu'il fallait forcer ! Et un tournevis puissant suffit...

J'en tirai aussitôt une sorte de cassette, que j'entrepris d'ouvrir avec le même outil, après l'avoir transportée à la lumière d'une fenêtre toute béante. Des feuilles de papier journal, assez nombreuses, empilées les unes sur les autres, massivement, m'offrirent leurs regards ternes du passé qu'elles recélaient encore. En effet, les retirant une à une, et les lisant, je sus qu'elles contenaient les événements d'une époque plus que révolue. C'étaient des gazettes locales parues durant l'entre-deux-guerres ! Elles amusèrent assez mon imagination par tout ce que je pus en lire d'un œil pressé. Mais je voulais aller plus loin, et en savoir davantage ! ...

Ce fut alors, seulement, qu'en enfonçant plus avant la main, je tâtai sans les voir quelques pièces qui me furent froides et gluantes au toucher, comme des reptiles engourdis. D'un geste vif, je fis voler les feuilles qui encore me les cachaient. Ainsi m'apparut le fond de la cassette que je découvris plein de louis d'or mélangés à d'autres monnaies en argent, dont des semeuses, que je reconnus tout de suite, ce qui me sembla donner plus de fluidité au geste que je ne pus retenir au travers de cet amas précieux.

Tout de suite, comme pris de frissons, je compris d'un trait qu'il y avait là une belle petite fortune. Ça, alors... et venant de qui ?

Reprenant les papiers que j'avais jetés épars, tout autour de moi, je me mis à les parcourir hâtivement car il m'avait bien semblé que sur une de ces feuilles de journal quelque chose d'écrit à la main figurait - Très exactement ! Et marqué au crayon à encre, remarquai-je aussitôt lorsque je fus dessus. Comme si son auteur aurait voulu que cela ne s'effaçât pas, ou plus difficilement !

Le message, bien que court, semblait dire beaucoup, d'une écriture incertaine et mi-dialectale ; je dus même le relire plusieurs fois pour bien le comprendre. Et voici ce qu'il disait :

« Vous qui êtes devenu propriétaire de ce moulin, sachez que pendant cinquante ans je l'ai fait tourner, comme foulon, pour la fabrique de la bouège, pour toute la région et même au-delà. Je meurs avec lui sans héritier, alors je vous laisse mon magot pour l'entretenir en me promettant de le garder comme tel, avec la roue se mouvant dans les eaux de son ru. Car je pense que si vous êtes venu jusqu'à cette cache, c'est que vous ne désirez pas livrer mon moulin à la démolition. Sans quoi mon trésor serait déjà parti avec tous les gravats.

« Même je vous réserve une surprise : soulevez le fond, en-dessous vous trouverez mon talisman. Toujours il m'a porté chance. Je l'ai rapporté de Colombie lors de mon service armé dans la marine. Un Indien me l'a échangé contre un chapelet de pacotille. C'est une pierre toute verte. Qu'elle agisse pareillement pour vous. « Signé: Henri Gilbert ou Engilbert. »

Lorsque de son enveloppe formée de plusieurs chiffons entortillés je la sortis comme d'un tendre cocon, elle m'apparut d'un éclat féériquement rayonnant. Celui qu'elle devait réserver à son retour à la lumière de la vie. Elle qui était restée si longtemps enfermée dans cette boîte-cachot !

Tout cela me parut si irréel que j'eus l'impression ferme d'une transfiguration, d'une réapparition lointaine du passé. Mon prédécesseur dans ces lieux, mon interlocuteur d'un moment semblait être là, présent, me cernant de sa sollicitude. Comme pris dans un labyrinthe de charmes. La pierre magique me fixant de son regard insistant...

Par quelques amis professionnels du bijou, à qui je l'avais présentée, j'appris qu'il devait s'agir d'un cristal de béryl sûrement ; on me recommandait de consulter un lapidaire. II me fut indiqué, en particulier, un nom de spécialiste qui aussitôt fut contacté téléphoniquement, ce qui ne pouvait me faire douter de son sérieux, ni de sa bienveillance.

Après l'avoir examinée de face et d'angles, à distance et presque sidéralement, l'homme, qui était d'un certain âge, l'expression aiguë et sereine sous sa loupe d'horloger, en relevant le visage, s'illumina tout d'un coup. :

- Voilà une bien belle gemme d'émeraude. Elle est splendide. Absolument splendide de coloris et de pureté. Ce ne peut-être qu'une américaine...

- De Colombie?

- Ah, vous savez!

- Je l'ai appris d'un message d'outre-tombe...

Et je me mis à lui expliquer la découverte miraculeuse de cette pierre précieuse. Il n'en croyait pas ses oreilles. Sa vue était médusée par cet objet d'un si grand prix, enfoui, caché à la convoitise du monde. Et si longtemps ignoré, même bien avant d'être retrouvé, quant à sa juste valeur, par son premier propriétaire.

Il me trouva un preneur, négociant en pierreries qui, après l'avoir scindée et taillée, en sortit une pierre de toute beauté d'environ quinze carats et une autre beaucoup plus modeste que je gardai en souvenir, presque par fétichisme. Et il me l'acheta pour une somme fabuleuse pour moi, en vue de la revendre le double en Amérique d'où, justement, elle provenait, me donnant l'impression exaltante d'avoir gagné à la loterie ou au loto.

Mais il fallut faire une recherche d'héritiers avant de m'en attribuer définitivement la propriété. Le fisc n'oubliant pas aussi de prendre sa part ! De tout ce qui devait me rester, tout de même, je pus me permettre de remettre totalement en état le moulin du souvenir, pour abriter tous les nouveaux projets. D'où tout devait redémarrer. Car désormais je pouvais monter ma propre entreprise, non loin de là, aux portes d'Avallon, afin d'y travailler et exporter en grand, sous toutes ses formes d'objets façonnés, la pierre joyau de notre pays: le granit. Délaissant pour toujours la vie parisienne. Mon épouse, emportée par cette nouvelle aisance, me suivit sans réticence. Quant à mes deux fils, retrouvant des élans d'affection perdue pour nos montagnes noires, en famille ou isolément, ils reviennent, désormais, bien souvent, au Moulin d'Émeraude. Rôdant partout autour comme des commissaires de police judiciaire toujours en quête de quelques nouveaux indices. Mais entre Cure et Cousin, hormis le rêve d'amour que l'on peut élever pour son sol rude, ses bois sacrés et ses vallées sans fond, rien d'autre ne peut conduire à des trésors cachés...



Paris-Avallon Mai-Juin 1988

 

Jean-Marc EULBRY - Le moulin d'Emeraude
Extrait du florilège "GENS DE BOURGOGNE"
Edité par L'Amitié par le Livre - 25000 BESANCON


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