Mon vieux noyer m'a dit
C'était le temps ...
Ce sont leurs histoires, à eux, les Petits, qu'engrangeait alors mon
noyer multicentenaire et que restituerait son feuillage un jour; plus
tard, dans le creux d'une oreille attentive, au souffle léger d'une
brise inspirée.
Alexandra YTHIER
Les choux du petit ramoneur
Voici Auxerre, la prestigieuse. Sur ses quais, en bordure d'Yonne,
arrive la cascade de ses toits bruns, agrippés à la pente. Les petits
ramoneurs l'abordent par un dédale de ruelles étroites, où la masse
d'une très haute église vous assène une ombre humide, oppressante,
inquiétante. Curieusement, tous les clochers sont muets ; la ville
semble étouffer sous une chape de silence.
Cela n'empêche pas le petit Halma de rêver de lumière,
d'activité, de marchés bruyants et colorés.
«Tu crois que je pourrais m'acheter un mouchoir; j'aurais assez
d'argent ?
- Mais oui ! à vos ordres, Monsieur le Marquis ; avec dentelle ? ..
ironise Gervais dans une courbette ridicule.
- Qu'il est bête ! » pense Halma.
Et cette conviction lui sert de parade à l'âpreté de cette vie commune.
Tout à coup, un vaste murmure les saisit. Une foule compacte inonde la
Place de la Cathédrale comme une marée. Il y a des clameurs, des cris de
douleur. Les deux garçons sont happés, bousculés, séparés. Halma se
glisse entre des jambes gainées de noir, extirpe d'un vaste jupon son
baluchon et son hérisson. Gervais a disparu derrière d'épaisses
silhouettes. Prêt à étouffer, son petit compagnon atteint une façade où
quelques marchés s'offrent à lui. Il y a des remous, des précipitations.
Mais lui s'assied, se repose, s'apaise; et son petit cœur cesse de
s'affoler «plus de Gervais? » Au fond, je suis bien débarrassé. »
Mais bientôt, une idée affolante, insupportable, frappe
l'esprit de l'enfant esseulé.
« Mais alors, Gervais m'a abandonné ? »
Une ancienne image l'a saisi: les pauvres gosses qu'on
trouvait parfois dans la montagne, abandonnés par leurs propres parents.
Deux chemins brillants de larmes se dessinent sur ses
joues. Et un gros sanglot s'échappe de sa poitrine juste au moment où
s'élève au-dessus de la foule une grande croix portant un supplicié.
«Il ne faut pas pleurer, mon petit. Ce n'est pas le vrai Christ: c'est
du théâtre, murmure une voix près de lui.
- Je sais Madame.
- Alors, c'est que tu es perdu ... »
La vieille dame s'interrompt, interdite: elle a vu le gros pompon noir,
dressé au-dessus de sa tête, et tout l'attirail sur son dos.
« Ah ! C'est que tu es ... tu es ... un pauvre petit ramoneur ! »
Comment, devant le Christ en croix, pourrait-on oublier son message
d'Amour ? En bonne chrétienne, la brave dame vide le contenu -bien
modeste- de son aumônière dans la main du petit Halma ... tout en
surveillant les alentours.
« Pars vite ! ». Du geste impérieux de la main, elle lui désigne une
trouée, une issue vers la campagne. Sans réfléchir Halma s'élance, comme
propulsé ; il marque un arrêt: «Merci, M' dame »
« 'Va, petit! Cours vers ton Destin. »
Comme le langage de cette femme est étrange! ... et son regard,
encore plus !
Pris de panique, Halma s'engouffre dans la venelle qui découpe sous ses
yeux un morceau de vignoble auxerrois. Une énergie inconnue l'emporte si
vivement qu'il a, au passage, accroché la jambe d'un homme, un gaillard,
qu'il a identifié, par la mèche du fouet enroulée sur sa nuque; c'est un
journalier, à la recherche d'un emploi de charretier, et parcourant,
comme lui, les campagnes. «S'il allait le poursuivre ?» Halma galope à
s'essouffler; il ne pense plus à Gervais; mais à cette mèche de cuir
tressé qui pourrait bien lui fouailler les mollets.
Halma sort, tout ragaillardi, de la cabane de cantonnier où il s'était
blotti comme dans un nid protecteur. Il a bien été réveillé, de temps à
autre, par un hibou, perché dans un gros orme, au-dessus de lui. Mais ça
n'avait pas d'importance; il n'a plus peur maintenant; il s'est habitué
aux bruits et aux présences des nuits « à la belle étoile ». Il part
heureux, confiant. Il lui semble qu'il aborde, libéré, un monde
meilleur.
«Tiens! Cette grosse ferme là-bas, au 'bout du petit chemin ... j'y
vais. »
Etonné de son audace, il s'encourage, se justifie «je ne suis pas un
mendiant; j'ai de l'argent; et puis, je peux travailler. »
**********
«Non, mon Petit, ce n'est pas le moment pour un ramonage. On cuit le
pain, ici; et demain c'est Pâques, on a besoin du feu. Et... sais-tu que
tu ne dois pas travailler pendant trois jours ? »
Déjà, quelque chose serre la gorge de l'enfant, bloque,
d'un coup, son impulsion.
«Mais tu peux quand même rester parmi nous pour ces jours de fête. »
Halma ne s'était pas trompé en distinguant cette personne parmi les
servantes œuvrant dans tous les recoins de la grande maison. C'était
bien la patronne, puisqu'elle pouvait l'inviter; et elle le contemplait
d'un regard brillant de générosité.
Halma se sent tout de suite à l'aise pour débiter
quelques aléas de son parcours ... et aussi pour sortir de son baluchon
le fameux MORCEAU de GRUYERE !
« Que veux -tu faire avec cela ?
- Vous payer, et aussi, puisque c'est la fête, vous faire des gâteaux,
ceux que faisait ma Maman ... Des choux qu'on les appelle. »
Petit Halma se met bien vite à la tâche, pendant que les vapeurs d'une
bonne soupe aux poireaux et pommes de terre se répandent dans la vaste
salle. Il en aura certainement une bonne louchée dans une des écuelles
qui s'alignent sur la longue table. Aussi, fait-il diligence pour
mériter sa participation au bon repas qui suivra.
Une petite pointe d'orgueil germe dans son cerveau; car Madame Gertrude
suit tous ses gestes avec intérêt, retient tous les ingrédients qu'il
réclame, observe comme il découpe, soupèse, bat et fouette. Et puis,
elle s'enquiert des «petits trucs» qu'on ne dévoile qu'aux amis de
longue date.
C'est sûr ! Elle saura faire, elle aussi, les « choux» du petit ramoneur.
Elle s'en est convaincue, en même temps que naissait dans son cœur un
beau projet pour le Saint Jour de Pâques; un projet qui est né de cet
arôme inconnu et tellement appétissant. Elle fera découvrir cette
gâterie à toutes les familles conviées pour la rituelle « Grande tablée
».
Mais pour l'instant, goûtons-la entre nous; nous, les patrons et les
valets de ferme.
Que de Oh ! de Ah! de Humm ! ... et il y a aussi la réflexion de Gaston,
solide charretier, rieur et farceur, le Gai Luron du personnel.
«Eh Gamin ! Avec quoi que tu fais tes gâteaux; Hein ? Avec une gouge ? Ma
parole, tu triches ! Ils sont creux ! »
Le projet de Madame Gertrude, bien que tenu secret - juré, craché -
s'est dispersé comme brume au soleil, pendant que claquent les sabots,
toute la matinée, sous les hangars. Des mots s'échappent , trahissant la
surprise prévue au repas pascal. On peut entendre: choux, gouge,
gruyère; pendant que s'activent bras et mains dans la vaste cuisine. Il
s'y officie également un fameux baptême, celui des choux du petit
ramoneur, devenus:
GOUGERES !
La nuit du muguet
C'était le temps des « Grandes misères » comme ils disent, les Humbles,
la « Guerre de Cent ans» comme disent les livres d'Histoire, qui
s'occupent surtout des Grands, parfois des Petits .... Ou si peu !
Or,
ce jour-là, cette nuit-là, dans les profondeurs de ma cave tutélaire,
s'étouffaient les murmures d'une étrange veillée. Tout à coup, survint
un vrai vacarme: l'arrivée d'une troupe bruyante, désordonnée, déchirant
le silence, le calme de l'endroit. Un rai de lumière, jaune et fumeuse,
s'échappa de la porte qui s'ouvrait brutalement, comme sur une
explosion.
Des Ah ! des Oh ! des cris de joie, des exclamations; puis des bruits de
sabots claquant en cascade tout au long de l'escalier de pierre. Il y a
de la précipitation, de la bousculade: un vrai retour de bataille, de
victoire même! ... si on peut déjà en juger !
« Ah ! On va arroser ça !
- Attends, ne ferme pas ; ils arrivent les gars ! »
Les Gars ? Ce sont ceux de Saint-André; des vignerons comme eux, bien
sûr; et ils arrivent pour « fêter ça» eux aussi. Le chemin n'est pas
trop long pour venir sceller leur entente, leur complicité; pour cogner
les verres entre amis, après avoir cogné du maillet, en connivence, en
frères d'un même combat.
C'était le temps
du
Joigny- en Champagne,
du
Longueron - en Bourgogne,
Bourguignons, Champenois ; qu' est-ce que cela veut dire ? ... Puisqu'on
se connaît tous avec ...
"Nous sassiots et nou' enloupes
et nou' gros sabiots ... "
qu'on gratte les mêmes cailloux
à dret ou su' la gauche
de c' te fameuse rivière Yonne
su' l 'climat de Saint-Jacques
ou celui du Mouth' Ion ...
Et se ressemblent tous, les tonneaux, qui se déchargent sur le Port - au
- Vin, près de la massive Porte du Pont; qu'ils viennent du Longeron (1)
là- haut, ou du Chemin de la Guimbarde.
Champenois et Bourguignons, ils connaissent tous les mêmes batailles,
aux portes de Paris, quand la commune livraison se heurte aux
redoutables « Bateliers de la Seine. »
" Les voilà ! " annonce un guetteur, juché dans la robuste branchure du
noyer.
Des torches surgissent, comme issues du fond de la terre, inondant de
flamme et de fumée la façade ténébreuse. Une brume de sueur et
d'haleines chaudes, enrobe le cortège qu'on dirige vers la cave.
Certains lèvent des bras victorieux, d'autres brandissent des maillets
de bois, puis les glissent dans leur ceinture de cuir en se précipitant
dans la « descente de cave»
Aussitôt s'estompent les exclamations, les manifestations de joie.
La terre semble retenir le «Tchiac» des bouchons, le «Dzzin» des
timbales, et le murmure confus des commentaires sur la «Grande Journée.
»
« Il a eu peur, hein ! le Vieux Comte !
- Il a bien fallu qu'il l'ouvre sa porte .... Et qu'il nous entende.
- Ils peuvent bien se battre entre eux, les cousins Valois et Orléans
... mais c'est nous qui les endurons, les occupants anglais ... et leurs
bandes de Routiers ... une vraie terreur ! »
Pillages, destructions, tortilles, assassinats... tout ressurgit, La
fureur renaît, reprend vigueur - comme l'hiver à la Chandeleur - sous
les coups d'aiguillon du « p'tit blanc du Mouth'lon. »
« Nos campagnes sont dévastées, explique l'un.
On a même tué notre Duc rugit un autre, alors voyez !
Votre Comte, il reste bien à l'abri dans son château, derrière ses gros
murs. Il peut les aimer, lui, les Anglais !
Et nous, on n'est pas comme vous, on n'a pas des murailles pour nous
protéger », hurlent certains; envieux de la petite cité vineuse, blottie
derrière ses remparts !
Oh ! Voilà que ça se gâte entre les "ceux d'la ville", et les "ceux d'la
campagne !" «Mais, il peut bien dire ce qu'il voudra à Troyes, SON
messager, nous on ne mettra jamais un genou à terre devant SON Roi
d'Angleterre ! »
Ouf ! On l'a échappé belle ! On ne se battra pas! La confrérie est
solide !
A ce moment, un grand coup de pied ébranle la porte. C'est l'émoi !
Ah ! C'est le guetteur:, Renaud, qu'on appelle le « Renard », tant il
est malin, agile, et aussi, parce qu'il sait tout et fouine partout.
Il amène les derniers, les attardés, ceux qui n'ont pas pu suivre le
train de la victorieuse équipée, les « traîne -la - patte» comme ils
disent ici.
Déjà fusent les quolibets; et puis, Silence ! Les rieurs restent sans
voix.
Dans le groupe sombre qu'éclaire à peine le bougeoir de la niche
fruitière, se distinguent deux silhouettes inattendues: une toute jeune
fille, à peine vêtue, grelottante, affolée, soutenue par un jeune homme
d'une belle élégance; mantelet noir colleté de blanc, pourpoint
constellé d'argent ...
Une apparition ! dans ce groupe de rustaude humanité ! Les regards se
fixent sur la jeune inconnue, s'attardent sur le jeune homme, pour
l'identifier.
Mais Oui ! Bien sûr! Ils le connaissent, nos Saint-André ! C'est le
jeune Hubert, le fils du Comte. Ils l'ont vu enfant, puis l'ont côtoyé
lorsque, gamin rieur et sympathique, s'échappant de la sombre
forteresse, il rejoignait les familles vigneronnes aux processions des
fêtes mariales. Comme eux tous, il accompagnait chants, fifres et
binious, des vibrations de sa guimbarde, tout bonnement sortie de sa
poche.
Quelle surprise ! Mais, très vite, l'angoisse s'empare de tous, car ...
Il y a danger ! Cette jeune fille s'est enfuie du château à la faveur de
la révolte des vignerons. Hubert, qui l'aime, malgré l'interdit, s'est
échappé à son tour pour la protéger. « C'est Catherine ! C'est la petite
orpheline !
Oui ! C'est elle, Catherine de Montholon ! » ... Une ombre oubliée, un
mythe dissous au fond des mémoires anciennes; comme l'est aussi, là-
haut sur la colline, la demeure de ses ancêtres, la maison-forte,
délabrée d'abandon et de pillage; une ruine enfouie sous les buissons de
la reconquête naturelle; un lieu maudit, peut-être, où l'on ne
s'aventure plus guère, sinon le « Renard ». Allez savoir !
....
(1) Le Longeron: qui longe la vallée de l'Yonne .... comme le Longario à
Florence, longe l'Arno
Alexandra YTHIER
Mon vieux noyer m'a dit.
Recueil de 8 Nouvelles présentées dans un fourreau cartonné illustré:
- Préamble: L'éternité de Philémon et Baucis
- Un vieille histoire de vin et d'eau (4ème siècle avec Gargantua et
Saint-Martin)
- Le retour du chevalier errant (Au temps des croisades: les crèpes !)
- La bannière de Saint Vincent
- La nuit du muguet (Une histoire d'amour pendant la guerre de cent ans:
Joigny - Dijon)
- Les choux du petit ramoneur (Sous Louis XV - Naissance des gougères - Un
destin fantastique)
- Le bâton de Saint-Jacques (Du temps de nos arrières arrières ... Les
roses trémières)
- Au soleil de la Saint-Martin
(Chaque fascicule est vendu 10 euros)
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