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La vie rurale, au fil des jours

La guerre finie, la vie a repris peu à peu, comme avant, car il faut bien se dire que jusqu'en 1940, la vie rurale n'a pas changé. Ce ne sont pas les commodités apportées par l'emploi de la fau­cheuse ou de la batteuse qui ont modifié grand chose. Le travail restait dur et on a vécu presque dans les mêmes conditions que les grands-parents et même bien des générations avant eux.


En avant la musique

Promenons-nous dans cette campagne au pas du cheval qui tire notre carriole. Voici un village niché dans les collines au nord-ouest du chef-lieu. Figurez-vous qu'à la fin du siècle précédent, vers 1895, il y avait dans ce village un instituteur pas­sionné de musique, bon instrumentiste, et qui avait su faire par­tager sa passion à beaucoup de jeunes, et même de moins jeunes, du pays. Il avait réussi à créer une fanfare qui compre­nait une quarantaine d'exécutants. Cette fanfare cessa en 1914, mais reprit la guerre finie, jusqu'en 1928.

Ce groupe de musiciens animait le pays ; l'hiver, on montait des pièces de théâtre, l'été on donnait des concerts...

Voici, justement, un de ces anciens musiciens. Écoutons-le.

« J'avais quinze ans à la fin de la guerre de 14. Un de mes oncles qui, comme mon père, avait eu la chance d'en revenir, m'a appris la musique. Il jouait du cornet à piston et je l'ai fait, moi aussi.

« Je me souviens même que lorsqu'il fallait déplacer la bat­teuse, tenez, dans le hameau que vous apercevez là, et qui est fort pentu, on se mettait à vingt-deux bonshommes qui tiraient la corde... et l'oncle, pour les encourager, marchait devant en jouant du piston !

Dans ce hameau, poursuit-il, habitaient mes grands-parents du côté de ma mère. Ils avaient une petite bricole, avec un âne, deux vaches que la grand-mère menait aux champs le long des chemins tout en tricotant à quatre aiguilles, des chaussettes ou des mitaines. Le grand-père était tisserand. Il tissait de la toile de chanvre, surtout, parce que tout le monde cultivait un coin de chanvre pour cela.

Ils avaient eu une seule fille : ma mère. Avant son mariage, ma mère allait en journée, travailler chez les uns les autres, à la vigne, aux asperges, dans les champs...



Une épidémie terrible

Mes grands-parents sont morts tous les deux en 1911, de l'épi­démie de dysenterie qui a causé bien des morts dans la contrée. Figurez-vous qu'un gars du bourg qui faisait son service dans les dragons était tombé malade de cette dysenterie. Il s'en était tiré à grand peine, à ce qu'on disait. Il était venu en convales­cence à la fin de l'été, au pays. Il paraît qu'un cousin de ma mère avait bu dans le même verre que lui... toujours est-il que ce cousin, et bien d'autres, mes grands-parents, sont morts de cette dysenterie contre quoi les médecins ne pouvaient rien.

J'ai été pris, moi aussi, par cette épidémie. Je suis resté au lit trente-trois jours. Un jeune médecin qui était ouvert aux méthodes nouvelles avait trouvé un remède. Il était venu d'Auxerre à bicyclette. Ce remède, il fallait le boire mélangé à du blanc d'oeuf. En deux jours, c'était fini. Ce jeune médecin a malheureusement été tué à la guerre.

Pendant l'épidémie, le préfet avait pris des mesures pour limi­ter l'extension du mal. Il ne fallait absolument pas quitter le pays ; tout déplacement était formellement interdit. Les gen­darmes, à cheval, faisaient le contrôle - léger, quand même - sur les routes.

Ensuite, on a fait dans toutes les maisons une désinfection générale. Ça a duré près d'une semaine. »

Il s'agissait sans doute, en cette année 1911, d'une espèce de typhoïde, avant-coureur de cette maladie qui fit tant de morts quelques années plus tard avec l'épidémie généralisée connue sous le nom de « grippe espagnole ».



Le marché à Auxerre...

Chaque semaine, le lundi, on allait au marché d'Auxerre vendre nos produits. Chacun y retrouvait ses « pratiques ». On vendait beurre, fromages, fruits, légumes selon la saison, et aussi volailles et lapins.

« J'accompagnais ma mère, nous explique un vieux voisin. J'attelais le cheval avant jour. On chargeait la carriole, et en route ! Le cheval trottait à peu près les deux tiers du chemin ; le reste, on le faisait au pas car les côtes sont rudes. Une fois, c'était la semaine avant Noël, on avait amené deux petits sacs de châtaignes. Voilà, tout au début du marché, une dame, bien arrangée et fiérotte, qui se présente : je voudrais des châtaignes cueillies et non ramassées, qu'elle dit. Je fais un clin d'oeil à ma mère et je réponds : il y en a dans le sac d'à côté, c'est des cueillies, mais elles coûtent le double ! Et l'affaire a été faite. Après, ma mère m'a disputé. Mais je lui ai dit que s'il y avait des gens bêtes et riches, il fallait en profiter. »

A midi passé, le marché se terminait. On allait déjeuner rue d'Egleny, explique 1e rescapé de la typhoïde de 1911, à l'hôtel de la Renommée. On demandait soit une portion soit une demi­portion selon son appétit. On nous servait du ragoût avec des légumes, un morceau de fromage, un morceau de tarte, et une chopine. Le repas coûtait 2 ou 3 francs. »

Puis on faisait les commissions et on prenait le chemin du retour.



... et au village

Jusqu'à la guerre de 1914, dans bien des villages se tenait un marché le dimanche matin. Y venaient des marchands de volailles, beurre, oeufs ou légumes. Ils ramassaient ainsi la pro­duction de ceux qui n'avaient pas vendu en ville ou ne pou­vaient y aller. Ils étaient équipés de grandes carrioles montées sur ressorts. Ils dételaient sur la place, et les gens leur appor­taient, dans leur brouette bien souvent, ce qu'ils avaient à vendre. Certains de ces marchands vendaient un peu de mer­cerie. Le boulanger d'un village attelait son chien à une toute petite carriole que le charron lui avait faite tout exprès, et il venait sur la place vendre la pâtisserie.

Un ancien jeune gourmand se souvient : « avec une pièce de deux sous, en bronze, on avait deux allumettes », deux gâteaux longs et feuilletés : pour dix centimes, donc.



Les artisans

Dans tous les bourgs ou à peu près, on trouvait tous les corps de métier indispensables à la vie rurale : boulanger, boucher, épicier, voilà pour la nourriture. On n'allait que de temps en temps chez le boucher, quant à l'épicerie on s'y approvisionnait surtout en sucre, café, épices et allumettes. L'huile, on la faisait à l'huilerie avec les noix ou la navette. A l'huilerie, on avait un litre d'huile pour trois litres de noix.

On allait chez le bourrelier pour les harnais. Quand on avait un nouveau cheval, on lui amenait pour qu'il prenne les mesures afin d'ajuster le collier. Il y avait aussi les métiers du fer, de la pierre et du bois : forgeron, maréchal-ferrant, maçon, char­pentier-couvreur, menuisier, charron, tonnelier. Outre les ton­neaux, cuves et autres seilles en bois, le tonnelier fabriquait aussi les garde-genoux, ces espèces de caisses dans le fond des­quelles on mettait de la paille, et que les femmes utilisaient au lavoir.

Pour se vêtir et se chausser, le tisserand vous fabriquait des tissus d'une solidité éprouvée, et les cordonniers et sabotiers se chargeaient de vous mettre les pieds au sec et à l'aise.

La plupart du temps on était en sabots, les chaussures étaient réservées aux grandes occasions de la vie, c'est-à-dire les céré­monies religieuses et familiales.

Ajoutez à tout ce monde un ou deux rouliers, les spécialistes des transports, et vous aurez un aperçu assez complet de la vie artisanale rurale d'avant la guerre de 1914.

Pardon ! J'oubliais de mentionner l'auberge où passants et rouliers faisaient halte volontiers.

« Chez nous, mon grand-père qui était tisserand, a fabriqué aussi jusqu'à la fin de sa vie les guides et les cordeaux pour les attelées de chevaux »... après lui, on achetait les cordeaux et les longes à vaches, sur la foire au chef-lieu de canton.



La vie aux champs

Du matin à la nuit, on travaillait aux champs, à la vigne, au bois, selon l'urgence et les saisons. Certaines productions, plus délicates, plus fragiles, demandaient des soins particuliers. Ainsi en était-il pour les asperges. De bon matin, panier au bras et gouge à asperges en main, on allait prendre la pousse de la nuit. Il convenait de mettre la cueillette en bottes de 2 ou 3 kg, en les plaçant dans un moule en bois. Pour protéger les pointes des asperges qui sont si tendres, mais fragiles, on mettait une poignée d'herbe fraîche. On rassemblait toutes les bottes dans des paniers en osier et, tous les deux jours, on livrait à la gare de Chemilly où le marchand les embarquait en wagons pour Paris.

Dans cet arc de terre sablonneuse qui met comme un accent circonflexe sur la partie nord d'Auxerre, avant 1914, la produc­tion d'asperges était très importante.

On faisait ses griffes d'asperges soi-même, et on les exploitait de dix à douze ans avant de les renouveler.

Souvent, pour les gros travaux, les petits paysans qui n'avaient qu'un cheval s'entraidaient. On attelait à deux bêtes, sur la charrue, l'une à côté de l'autre ; pour les charrois l'une devant l'autre. Tombereaux, voitures gerbières étaient les élé­ments usuels des équipages de transport. Car, dans une exploi­tation agricole, on n'a jamais fini de transporter, de la ferme aux champs, des champs vers les bâtiments, des bâtiments au mar­ché... Non, ce n'est jamais fini.

Quand on avait réussi à économiser suffisamment, on se fai­sait faire une carriole légère ou un quatre-roues qu'on appelait aussi char-à-bancs.

En 1911, un charron spécialisé d'Auxerre vous faisait un quatre-roues avec sièges en cuir, auto-vireur pour le train avant, boîtes d'essieux en cuivre à votre nom, lanternes et capote de cuir, pour mille francs-or. Voilà qui aujourd'hui représenterait une belle somme. Je crois volontiers que l'on pourrait traduire cette équivalence par un de ces véhicules qu'on dit être « bas de gamme », disons une 2 chevaux camionnette.

On attelait un cheval léger, bon trotteur et c'était un vrai plai­sir d'aller au marché, ou tout simplement rendre visite à sa parenté en pareil équipage.

Et puis, pour le reste des outils ou instruments de travail, les artisans vous les fabriquaient sur place, au pays.

Le maréchal, en deux soirées, vous faisait une rouelleuse ou décavaillonneuse pour la vigne qui ne devait rien à personne en solidité, finesse des mancherons, équilibre du versoir. Le char­ron montait des roues qu'on cerclait au feu ; c'était une vraie cérémonie les jours de cerclage de roues... et chaque artisan dans son domaine propre vous réalisait des merveilles de savoir-faire et de goût des belles choses.

Je parle ici des gens de nos pays de petites cultures diversi­fiées qui, vers 1900, avaient tous des chevaux. Mais je sais bien qu'en d'autres contrées où les boeufs étaient encore liés pour les labours ou les charrois, il était plus d'un maître charron qui vous taillait un joug à la mesure de vos bêtes, avec un souci de per­fection sans pareil.

Oui, tous ces gens-là, nos vieux artisans, étaient des artistes. Artiste aussi était le cultivateur qui, au labour, arrêtait ses che­vaux lorsqu'il voyait un brin de chiendent, l'arrachait soigneuse­ment, le secouait pour enlever la terre, et le mettait dans la poche de son gilet de toile. Ne souriez pas. J'ai connu cela et je garantis que les quatre ou cinq arpents de l'exploitation étaient tenus «comme un jardin ».



Les mesures agraires

Puisque je parle de surfaces, permettez que je vous dise com­ment on évaluait alors les territoires cultivés par chacun, dans l'Auxerrois du moins, car il y avait des variantes selon les contrées.

La plus petite mesure agraire, le carreau, valait 50 centiares. Venait ensuite la denrée, qui valait 16 carreaux, c'est-à-dire 8 ares.

Passons au quartier avec 12,72 ares, puis au demi-arpent qui en est à peu près le double, avec 25 ares ; enfin, voici l'arpent qui vaut 50 ares.

Pour en finir avec les chiffres dont je ne saurais abuser, j'ajou­terai simplement que l'on comptait pour semer six mesures de grain à l'arpent. Quant à la vigne, une rangée se nommait géné­ralement une perchée (bien qu'en d'autres lieux la perchée se rapporte à la perche qui vaut un quart d'arpent). Laissons là ces mesures que le système métrique est venu unifier précisément à la fin du XlXe siècle.

Je ne peux cependant m'empêcher d'apporter une dernière précision qui n'échappera pas aux vignerons, en rappelant qu'on taillait les pessiaux à 1,40 m.

Puisque nous parlons de vigne, continuons notre promenade à travers les jeunes plantations qui ont succédé à cette terrible désertification viticole amenée par le phylloxera. Les vignerons des grandes zones viticoles du département, qu'ils soient de Saint-­Bris, Chitry, Irancy, Coulanges ou du Chablisien, savent perti­nemment de quels cépages sont faits leurs vignobles. Mais ce petit pays de l'Auxerrois dont les anciens m'ont rappelé les temps « du siècle » s'est replanté en Gamay ; c'est pratiquement le seul cépage qui fut mis en place à cette époque. Je ne vous parlerai pas des travaux de culture de la vigne, qui sont suffi­samment connus. Peu de choses ont changé, au fond. Les traite­ments, plus rares alors, se faisaient manuellement.

Et le vin se vendait bien, dans cette contrée où les ouvriers qui tiraient l'ocre à quelques heures de marche, avaient souvent la gorge desséchée par la poussière de la mine.

Ces mêmes mineurs, et les compagnons scieurs de long que nous avons déjà rencontré dans les coupes, étaient aussi consommateurs d'eau-de-vie. Ils disaient que rien au monde ne pouvait égaler la goutte pour vous récurer la gorge encrassée de sciure ou d'ocre et, ma foi, je leur fais toute confiance sur ce point.

Les coteaux bien exposés au sud étaient aussi garnis de ver­gers. On récoltait les fruits pour l'hiver, on séchait sur claie, au four à demi refroidi, des pruneaux si bons pour le ventre, et on faisait du cidre pour la boisson courante. Le vin était vendu « pour faire des sous », il ne s'en buvait que le dimanche ou pour une grande occasion. On buvait aussi couramment de la piquette, cette « eau rougie » obtenue par un repiquage très mouillé de la vendange au pressoir.



Les autres cultures

On cultivait du trèfle violet, du trèfle incarnat, du sainfoin, de la luzerne. La première coupe de trèfle violet était fanée et engrangée pour nourrir les chevaux, de même que le sainfoin. Les autres plantes avec le foin de pré quand c'était le cas, ser­vaient à nourrir les vaches.

Nous parlerons des bêtes un peu plus tard. Mais les céréales, direz-vous ! Nous y arrivons.

A tout seigneur, tout honneur, voici le blé, dans les variétés telles que « Bon fermier », « Inversable de Bordeaux », « Saumur », « Blé bleu » dont la paille en fin d'épiaison avait des reflets bleus avant de virer au blanc, et aussi « Alsace » ou « Hybride du tré­sor » très lourd de grain et à paille raide.

En bonne année on récoltait de 8 à 10 quintaux l'arpent, ce qui faisait en bonnes terres à peu près 20 quintaux l'hectare. L'avoine et l'orge faisaient un bon quart de moins. On ne labou­rait pas bien profond avec les chevaux et on ne mettait pas d'engrais. L'assolement comportait blé, avoine et orge, suivis de légumineuses ou pommes de terre et betteraves.

Revenons un instant à ces cultures de légumineuses, notam­ment de trèfle, pour signaler que la graine de trèfle (trèfle de 2e coupe pour le violet) était vendue pour faire de l'huile à des marchands qui la chargeaient à la ferme dans leurs grandes voi­tures à cheval.

On cultivait aux champs la plus grosse partie des légumes nécessaires à la famille, et aussi pour vendre au marché du chef-lieu. Les variétés de pommes de terre se nommaient « Chardon blanc », « Chardon rouge », « Richter », « Bleue de Pologne », « Arly rose » et « Wotman » cette dernière réservée à l'engraissement des cochons.

On rentrait les pommes de terre en partie à la cave et surtout dans un coin de la grange où l'on protégeait le tas contre la gelée avec de la paille.

Au printemps, on refaisait du plant en prélevant dans le tas. On ne connaissait pas le doryphore à cette époque.

Dans les jardins, on se contentait de protéger la levée des petits semis contre les fourmis, avec de la cendre de bois.



Des soins pour tous

Les gens se soignaient tout seuls. C'était rare quand on allait chercher le médecin.

Il venait avec son cheval attelé à une voiture légère, une sorte de tilbury. Dans le coffre de la voiture, sous le siège, le médecin avait sa trousse et des médicaments du genre onguents pour les douleurs musculaires.

Mais, je le répète, pour les arias de la vie courante, on se passait de lui. Les vertus du grog étaient aussi pratiquées que connues. Pour les maux de gorge, on prenait une infusion de feuilles de ronce sucrée avec du miel. Les queues de cerise remédiaient aux ennuis de vessie, les pruneaux relâchaient le ventre cependant que le cassis en infusion soit par la feuille soit par le bois, l'hiver, vous le raffermissait. Les plaies se soignaient avec application de vin très sucré suivie d'un pansement recouvrant une feuille de géranium placée directement sur l'épiderme coupé. Pour les fou­lures et entorses intervenait la racine de « l'herbe à la foulure », en quelque sorte le bouillon-blanc, bien connu pour ses vertus émol­lientes. On écrasait la racine et on mélangeait avec un soupçon de saindoux, on appliquait sur la partie malade.

Mais arrêtons là une énumération que je ne donne qu'à titre d'exemple et dont la poursuite serait vite fastidieuse.

L'on savait aussi soigner les bêtes à partir des principes recon­nus aux plantes de l'entourage régional et transmis d'une géné­ration à l'autre depuis des temps très anciens.

Mais on devait pourtant quelquefois faire appel au vétéri­naire. Il venait à cheval en 1900, les sacoches de sa selle d'armes contenant les médicaments essentiels, d'ailleurs assez peu nom­breux.



Les bêtes

Le cheval tenant dans la vie et dans ce propos la place que l'on sait, je n'évoque ici que les autres animaux de nos fermes.

Dans toutes les exploitations, on entretenait au moins deux ou trois vaches. Elles broutaient l'herbe au bord des chemins, allaient au pré là où il y en avait, passaient en pâture sous bonne garde sur les prés communaux ou sur les repousses des vieilles luzernes. En hiver, en plus de foin et de paille, elles recevaient des betteraves grattées, nettoyées, passées au coupe-racines, mélangées aux balles conservées après les battages.

Et puis, il y avait la basse-cour, avec le cochon acheté au mar­chand, engraissé à la farine et aux pommes de terre mélangées à l'eau de vaisselle et aux résidus de laiterie ; on ajoutait aussi du chou-rave dans la pâtée du cochon parce que cela donnait bon goût à la viande.

Poules, dindes, pintades, canards composaient l'effectif de la volaille. Tout ce monde était nourri au grain, aux pâtées de pommes de terre, son et orties hachées. Les poussins et les din­donneaux étaient démarrés à la trempée de pain au lait, les petits pintadeaux au petit grain cassé et les petits canards à la pâtée aux oeufs durs écrasés et orties hachées.

Les enfants avaient fort à faire pour chasser la buse vorace qui faisait régner la terreur sur les couvées fraîches écloses, décri­vant dans le ciel de grands cercles sans même s'aider d'un coup d'aile et ponctuant son parcours de cris stridents annonciateurs de raids meurtriers.

Les dindes nous donnaient un mal de chien pour les retrou­ver, loin de la ferme, égrenant leurs petits dans les hautes herbes des prés... Quant aux pintades qui d'un coup d'aile gagnaient le faîte du toit et vous narguaient en chantant « tout craque, tout craque... », il fallait être particulièrement rusé et attentif pour trouver au creux des haies l'endroit où elles cachaient leur nid.

Au milieu de la cour, accueillant avec les gens de connais­sance, hargneux contre tout ce qui portait l'uniforme : gen­darmes, facteur, garde-champêtre, voici le chien qui sait tout faire : avertir, mordre, repousser, ramener les bêtes qui s'écar­tent... et chasser tout gibier sans rien demander à personne.



Le village

Église, mairie, école, tels sont les trois points d'ancrage de la communauté villageoise.

Mais pour que les choses se déroulent avec ordre et mesure, il est nécessaire que certains soient investis d'un pouvoir qui les rend gardiens de cette harmonie communautaire. Errer est humain disaient les anciens romains qui s'y connaissaient en matière de discipline. Pour empêcher ces errances donc, venus du chef-lieu de canton sur leurs chevaux, les gendarmes pas­sent de temps en temps, font une petite visite au maire et s'en vont. Et il y a le représentant permanent de la loi - c'est écrit sur la plaque de cuivre qu'il porte sur la poitrine - dans la com­mune : le garde-champêtre.

Participant de la vie rurale au rythme des saisons, il adapte cette espèce de morale civique dont il est le garant, en fonction du temps et de la nature.

Parcourant le territoire communal à pied, il connaît le moindre recoin de chemin creux, les passages de sangliers, comme les coulées de garennes dans les épines. Ce faisant, il a, comme on dit, des kilomètres dans les jambes.

A la Saint Jean d'été - le 24 juin - il prenait son fusil et, s'il voyait une volaille dans les champs, gare à elle! On enfermait les volailles, en effet, depuis la Saint Jean jusqu'après les vendanges.

Ainsi donc, si le garde-champêtre tuait une poule, il la rap­portait à son propriétaire qui devait donner 5 centimes pour la cartouche, sinon il emportait la poule et la vendait à son profit.

Les enfants, dès lors, redoublaient de vigilance à la garde du troupeau de dindes que l'on emmenait aux champs après mois­son, mais à qui il fallait interdire de manger noix ou raisins.



La maison

Au terme de cette promenade à travers la commune, c'est la maison qui nous attire encore et c'est vers elle que nous reve­nons.

Entrons donc, puisqu'on nous y invite.

La patronne est en train d'écosser des petits pois. Elle se hâte car, cueillis le matin même, ils devront être mis dans les bou­teilles, bouchés, cachetés, étuvés, avant le soir ; sinon, une fer­mentation se développe et la conserve est fichue. La lessiveuse attend, avec des chiffons pour caler les bouteilles afin qu'elles ne cassent pas pendant l'ébullition.

A Noël, pour accompagner une grillade du cochon tué depuis quelques jours, ce sera un régal de pouvoir ouvrir une bouteille de petits pois !

Elle va, tout en travaillant, nous apprendre une nouvelle bizarre : voilà que, depuis ce matin, chez la voisine, la cheminée n'arrête pas de fumer dans la maison. Ça n'est jamais arrivé. Le grand père, questionné, l'a confirmé : cette cheminée n'a jamais manqué de tirage. Et pourtant, en se penchant sous le manteau de l'âtre, on voit le ciel, tout naturellement. Rien, apparemment, ne bouche la cheminée.

Que se passe-t-il donc ?

« Ce soir, j'enverrai le gamin demander au garde de venir voir », a dit la voisine. Cette décision, pleine de sagesse, a reçu l'assentiment général.

 

Guy MARQUET
Les harnais de l'oubli – Témoignage
(116 pages – Prix de vente 14€50)

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