Le temps du bonheur de Madame Jeannin
Autrefois à Vrilly on vivait chichement certes, on travaillait et peinait
beaucoup pour peu de revenus. Mais la région se suffisait à elle-même et on s'en
contentait. De la terre on tirait la pierre noire, le sable à lapin pour bâtir
les maisons aux épais murs. Dans les bois abondants on choisissait les plus
belles poutres et solives. Aux tuileries de fournir les tuiles rouges des toits
pentus, le carrelage légèrement rosé des deux pièces de la maison. A Thury on
allait avec charrettes et tombereaux chercher la pierre de taille pour embellir
les encadrements des portes et des fenêtres. Le chêne, le noyer, le merisier, le
poirier, seraient transformés en belles armoires, maies, tables, chaises. Aux
poteries diverses on choisissait la vaisselle depuis les « platerettes »,
les écuelles, les pots à lait, les faisselles et égouttoirs, les saloirs et les
couvercles divers. De nombreux bûcherons travaillaient pour les scieries.
Maçons, potiers, tuiliers, charpentiers, menuisiers, maréchaux-ferrants
regorgeaient d'activité et d'adresse. Les fermettes faisaient vivre la famille:
blé, orge, seigle, betteraves, pâtures pour vaches, moutons et même bandes
d'oies. Le jeune vacher passait son temps à sculpter des bâtons de coudrier, la
vachère assise sur son pliant, son chien près d'elle, raccommodait, mais chaque
dimanche après-midi n'avait-elle pas la visite secrète de son « galant ». Le
chanvre était aussi cultivé. C'est de lui que des générations détiennent les
gros draps inusables, les trousseaux importants de chemises de toile des hommes
et des femmes. Le tisserand du Chaineau emportait le fil de chanvre dans un
grand sac sur son dos et rapportait longtemps après les pièces de toile. Il y
avait toujours des discussions sur les quantités rapportées et les prix
convenus! Dès l'âge de 12 ans, les filles commençaient leur trousseau propre et
celui des frères.
Si on trimait fort toute la semaine, on allait le dimanche à la messe au bourg à
pied ou en « patache » attelée à la docile « cocotte ». Il fallait montrer sa
belle toilette, retrouver ses connaissances, apprendre des nouvelles, faire
aussi quelques commissions. Les longues soirées d'hiver s'arrêtaient à huit
heures devant un bon feu à la lueur des « suspensions » à pétrole. Les femmes
filaient ou tricotaient. Les hommes tiraient du chanvre des
« chevenottes » qui économisaient les allumettes. Ils tressaient des
paniers ou parcouraient le journal « Le Bourguignon». On relevait les bons rnots
du « Bourguignons salé », ainsi que le guide des travaux saisonniers et le
calendrier des foires. Alors, le marchand de sable invitait l'assemblée à faire
un tour dehors, à jeter un regard aux bêtes et aux bâtiments. Dans les hauts
lits de bois, sur la paillasse et les deux lits de plumes, sous l’énorme
édredon, bien camouflés sous les longs rideaux on s'en allait rêver et dormir.
De grandes réunions familiales, saint-Cochon, saint-Parfait, Saint-Symphorien,
rapprochaient parents et amis. Les distractions collectives ne manquaient pas,
telle la foire du 2 janvier où l'on réglait les comptes; mardi-gras, les
brandons, le cognons du conscrit puis le mai. Les villageois ne vivaient pas
isolés. Le boulanger livrait ses grosses miches rondes de six livres ou ses
pains fendus de quatre livres. Le tout pesé. Le « compenson » (petite part pour
les enfants ou le chien) était surtout prisé des enfants qui attendaient un
petit pain doré. On ne payait pas comptant, chaque livraison était marquée par
la « taille ». Le boucher n'apportait pas les meilleurs morceaux. Il savait
qu'il ne vendrait que pot-au-feu, cervelas, saucisson, fromage de tête de cochon
et de la « farsue » (poumons et foie). La tête de veaux, les rôtis, c'était pour
les fêtes. Le gamin tout souriant attendait sa rondelle de saucisson et le chien
flairait un os.
Il y avait aussi le Caïffa qui passait avec sa caisse montée sur roues et
traînée par son chien. A lui, bien entendu, on demandait du bon café et de la
chicorée, ses timbres primés collectionnés allaient fournir les fauteuils
Voltaire au velours rouge, les services de table des jours de fêtes, les verres
à pieds. Il faut souligner aussi le ramasseur de peaux de lapin, la petite
marchande de fil, coton et aiguilles, qui vendait aussi les métrages de «
poulangis », tissu gris, grossier, pour tabliers et cotillons, métrages de
« pilou » genre de finette et les célèbres grands mouchoirs à carreaux. La
couturière venait à la maison à la journée, écauchait le travail. Lorsqu'elle
repartait le soir, surfilages, boutonnières restaient à la charge de la fille la
plus habille de la famille. Le gros catalogue de la Samaritaine était le guide à
la mode. Il y avait bien deux couturières chics qui avaient des apprenties,
travaillaient les tissus de valeur, drap, soierie, lainages, achetés alors à
Treigny chez « Papinot ». Elles confectionnaient manteaux, robes de mariée
blanches, ou celle du lendemain de noce, généralement noire, qui serait la robe
des grandes sorties toute la vie. Que dire de la brave modiste qui arborait à sa
vitrine, dès Pâques, les belles capelines de paille d'Italie ornées d'un ruban
de velours noir et d'un bouquet de cerises; du tailleur encore qui, n'avait pas
son pareil au monde. Au bourg, bien plus nombreux étaient les cafés, deux bals,
bouchers, épiciers: tous rivalisaient de compétence. Pour deux sous on avait un
petit bonhomme en sucre rouge ou une pâte de guimauve rose ou verte. Nulle part
de maisons vides. Dans les cours très animées il y avait plein de vie, on
s'interpellait familièrement, on se taquinait. On était heureux tout
simplement...
Jean-Claude TSAVDARIS - 1900 – 2000
Cent ans de vie rurale en Puisaye -
Paru en 2000