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PIERRES ANIMEES, TRESORS MYTHIQUES
 ou LE TEMPS SUSPENDU

Le territoire français est parsemé de pierres qui tournent, vont boire, s'écartent à certains moments de l'année pour dévoiler des trésors ou l'entrée d'un monde souterrain, demeure d'êtres fantastiques.

Dans une première catégorie, celle des roches naturelles, Paul Sébillot a cité, sans prétendre être exhaustif, ce genre de «pierres de rêve» aussi bien en Haute-Saône, dans la Manche, dans les Ardennes, en Creuse, en Corrèze, dans l'Ain, en Gironde, en Vendée, dans le Tarn, la Haute-Garonne, en pays de Loire, en Breta­gne, dans les Vosges... mais aussi en Suisse et en Belgique(1).

Encore plus impressionnante est la liste des dolmens et menhirs animés et roches branlantes citée par le même Sébillot dans le volume consacré aux monu­ments(2).

L'Yonne n'est pas en reste et on rencontre dans nos campagnes, encore bien plantées ou seulement à l'état de souvenir, toute une série de pierres animées. Du nord au sud, voici celles qu'il m'a été donné d'inventorier. La liste n'est pas close. A chaque pierre reste attaché au moins un soupçon de légende, parfois beau­coup plus. D'autre part, ces mégalithes ont une singulière tendance à jouer à «va voir là-bas si j'y suis», ou à «c'est pas moi, c'est l'autre...»


Sommaire :

  1. Villemanoche: la Géante qui va boire.
  2. Imbroglio autour de la «Pierre de Minuit».
  3. Rotations, odeurs d'huile et traces de pieds.
  4. Sabbats en Sénonais.
  5. Offrandes à l'aube dans l'Aillantais.
  6. La Roche Midi de Treigny.
  7. Souvenirs en pointillé.
  8. Saint-Léger-Vauban: l'Apocalypse du Pauvre.
  9. Bref rappel historique à propos des sabbats.
  10. Les exploits des «tempestaires».
  11. Serions-nous tous des hallucinés en puissance
  12. Trésors maudits.
  13. Trésors de bon aloi... mais inaccessibles.
  14. En guise de conclusion: le crâne de la Bertauche.

 

1 - Villemanoche: la Géante qui va boire.


Villemanoche. La Roche Branlante
Photo P.Glaizal

Il y a beaucoup de grosses, très grosses pierres sur les coteaux de Villemanoche et encore plus dans les bois qui les surmontent. C'est, avec Champigny­-sur-Yonne, un prolongement de la forêt de Fontainebleau.

Le 9 mars 1991, en fin d'après-midi, par un chaud soleil attirant déjà quelques vipères sur les grès du «Haut pays», j'avais rendez-vous au bout du chemin du Moulin avec M. Jacques Rouif, maire-adjoint de Villemanoche. Après avoir parcouru une centaine de mètres à travers un fouillis de repousses d'acacias, il étendit le bras et annonça: «Voilà le monstre !». J'avais devant moi la «Roche Bran­lante», bloc de «sablon» gris clair de près de 9 mètres de hauteur. La largeur du grès à la base avoisine 6 m d'un côté, 4 à 5 m de l'autre. La face tournée au soleil levant est verticale et évoque un clocher d'église avec son sommet en pyramide, comme - taillé en berceau», écrivait l'abbé Prunier (3).

«Ma mère, ajouta M. Rouif, raconte que la «Roche Branlante» va boire un coup dans l'Yonne une fois par an, pendant la messe de minuit... en passant par la ruelle Guichard!» (Mme Rouif est née en 1907).


Quand la Roche Branlante passait par la ruelle Guichard pour aller boire à l'Yonne... Dessin rémi Tavernier

La ruelle Guichard prend naissance une vingtaine de mètres à l'ouest de l’église de Villemanoche. Sa largeur n'excède guère 3 mètres au début. Après un parcours sinueux, elle dévale soudain la pente en ligne droite, se rétrécissant constamment, et finit par un goulet d'à peine l m 50 de large entre deux maisons de la rue de Paris. Détail suggestif, la maison de gauche, bombée, présente une large fissure à quelques mètres du sol, comme si une masse énorme l'avait heurtée à plusieurs reprises ! Jean Ray aurait pu en tirer une terrifiante histoire. Remarquons au passage que la ferme de M. Rouif est au chevet de l'église... tout près de la ruelle Guichard !

Face au débouché de la ruelle, rue de Paris, une autre maison. Le passage est donc bouché: c'était déjà le cas sur le cadastre de 1812. Par où la géante rejoi­gnait-elle l'Yonne ? Peut-être, n'en étant plus à un exploit près, sautait-elle par dessus les toits ? L'histoire ne le dit pas...

L'instituteur J.A. Tavoillot écrivait même à propos de la Roche Branlante(4): «Autrefois, dit-on, on pouvait facilement la mettre en mouvement. Cela n'est pas croyable. Il est vrai que cette roche, dans sa partie hors sol, pèse déjà au moins 300 tonnes... (Les anciens, de façon générale, énonçaient les prodiges de la Roche Bran­lante comme des faits authentiques, à l'indignation de ceux qu'Antoine de Saint-­Exupéry eût appelés les «grandes personnes»).

Mais quel rapport entre la nuit de Noël et cette soudaine activité, d'essence païenne, voire animiste, d'une roche que ne surmonte même pas une croix ? Ce n'est pas pour se faire baptiser qu'elle va vers l'eau et l'Yonne n'est pas le Jourdain...

Le message comprend en fait deux éléments: la nuit de Noël, avec son moment fort, la Messe de Minuit, qui commence traditionnellement le douzième coup sonné, et l'éveil de la Roche qui, dans ce cas précis, va «boire à l'Yonne» à deux bons kilomètres... Pour faire bonne mesure, elle évite soigneusement de lon­ger l'église où les fidèles sont censés être en prière et emprunte sans problème apparent un passage trois fois trop étroit pour elle.

Pas question de s'absenter du Saint Office pour voir cela, d'autant plus, comme fit remarquer un petit enfant à qui je racontais cette histoire, que l'on ris­quait fort de se faire écraser !

L'enfant aurait-il spontanément trouvé, sous la légende, le message crypté ? Nous verrons un peu plus loin, en d'autres parages, un avertissement beaucoup plus clair. Notons seulement que cette fameuse nuit, qui suit de peu le solstice d'hiver­ -mort et renaissance de la lumière- est aussi celle où les animaux parlent!

G. Bidault de l'Isle note ainsi (5) : «On raconte en Franche-Comté et en Suisse romande qu'un paysan sceptique voulut s'en assurer et pour ce faire n'assista pas à la messe de minuit et se cacha dans l'étable. A l'heure dite, il entendit entre ses boeufs la conversation suivante: «Dis donc, Rousset, nous aurons un rude travail cette semaine! - Comment çà, Rosier, tout notre labeur est pourtant achevé? - Oui, mais nous serons obligés de conduire le cercueil de notre maître qui doit mourir dans trois jours...» On ne dit pas ce qu'en pensa le paysan, ni si le pronostic fut confirmé, mais cette histoire suffit à détourner les gens curieux de la région de répéter l'expérience pour leur compte.»

Bidault de l'Isle ajoute: «Cette croyance en la faculté qu'ont les animaux de parler lors de l'Élévation pendant la messe de minuit est très répandue aussi en Bourgogne, notamment dans l'Yonne. Elle était autrefois très affirmée. Dans l'Auxerrois, le Morvan, l'Avallonnais, nul n'en doutait. Mais personne n'osait s'en assurer, de peur d'apprendre, comme le paysan sceptique ci-dessus, un fâcheux pronostic. A Fulvy, le bétail frappait du pied et à Viviers il fléchissait un genou au moment même où il allait pouvoir parler... Aussi, lorsque le maître apparaissait portant la nourriture de minuit, s'efforçait-il de ne pas demeurer dans l'étable aussitôt la provende déposée au râtelier.»


Villemanoche: 4 roches remarquables


La Roche Branlante : plan de situation (en grisé : zones boisées)

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2 - Imbroglio autour de la «Pierre de Minuit»


Villemanoche, la pierre de minuit, profil. Photo P.Glaizal

Toujours à propos de Villemanoche, plusieurs auteurs ont écrit que la «Pierre de Minuit» allait elle aussi boire à l'Yonne, mais, à chaque fois, la description de la pierre et sa localisation correspondent à la Roche Branlante. Ainsi, Philippe Sal­mon décrit cette dernière fidèlement, fait état de la légende citée plus haut... et la baptise «Pierre de Minuit», citant comme source le répertoire de Quantin, qui pour­tant désignait clairement le «monstre» par son vrai nom (6). L'abbé Horson parle, lui, de la «fameuse Roche Branlante, assise sur un massif de roches plus petites (7)».
 

 


Villemanoche. "visage " de la Pierre de Minuit. Photo P.Glaizal

Le dernier mot reviendra au cadastre napoléonien (1812): la pierre présentée par M. Rouif est bien au centre de la section dite de la «Roche Branlante», alors que le climat dit de la «Pierre de Minuit», dans la section portant ce dernier nom, se trouve 1 km plus au sud-ouest...

La «Pierre de Minuit» est citée par Tavoillot avec le commentaire suivant «C'est autour de cette pierre, dit la légende, que se tenait le sabbat. Plusieurs vieilles gens en parlent encore avec une terreur superstitieuse.» L'instituteur indique un peu plus loin qu'elle a été «cassée» (8).

Le dernier mot reviendra au cadastre napoléonien (1812): la pierre présentée par M. Rouif est bien au centre de la section dite de la «Roche Branlante», alors que le climat dit de la «Pierre de Minuit», dans la section portant ce dernier nom, se trouve 1 km plus au sud-ouest...

La «Pierre de Minuit» est citée par Tavoillot avec le commentaire suivant «C'est autour de cette pierre, dit la légende, que se tenait le sabbat. Plusieurs vieilles gens en parlent encore avec une terreur superstitieuse.» L'instituteur indique un peu plus loin qu'elle a été «cassée»8.

Tavoillot rappelle le contexte de l'époque et prend nettement parti, choisis­sant l'explication moralisante: «Peut-être, est-ce ici le lieu de constater que la croyance aux sorciers est encore plus commune dans nos villages qu'on ne le croit généralement ou qu'on ne veut l'avouer. Je l'ai retrouvée plus ou moins vivace dans les sept localités (NB : entre autres, Sauvigny-le-Beuréal) que j'ai habitées, aux deux extrémités du département. Ici elle va diminuant, sans doute elle disparaîtra. Eh bien, plusieurs vieillards affirment, malgré tout ce qu'on peut leur dire contre l'absurdité d'une telle croyance, parasitisme de la vraie foi, qu'ils ont été victimes de sortilèges. D'autres assurent avec une crédulité aussi grande qu'elle est naïve que la direction des orages est due à tel individu qui a «pouvoir sur les orages», etc...

«On remplirait des pages à raconter toutes les aberrations intellectuel­les auxquelles se laissent encore aller quelques-uns de nos villageois, vrai fétichisme qui s'en va disparaissant avec (nos) vieux mots, dernières traces du langage gaëlique, nos vieux chênes, nos landes et nos vieux autels du drui­disme, autour desquels, dans leur impuissance matérielle les malheureux serfs du Moyen-Age appelaient à leur aide contre l'oppression des plus forts toutes 1es puissances occultes.

«Nous étions, ici, bien partagés; voici la liste de plusieurs pierres, près desquelles se tenaient des réunions nocturnes, et où l' «on voit encore» [suit une liste de 18 roches, dont la «Pierre de Minuit» avec la mention «cassée» ...]» (9).

Il est d'ailleurs surprenant que, sur ce lieudit où Tavoillot nous dit que la pierre de légende a été cassée, on peut voir un grès en forme de reptile géant, tête dressée, qu'en des temps lointains des hommes ont pourvu d'un collier marqué par piquetage, et présentant derrière sa nuque une vaste cavité en forme de chaudron retenant plus de 60 litres d'eau. Au bord du chaudron, une cuvette de polissage... plutôt dépolie (10). L' «être de pierre» regarde vers l' Yonne. Va-t-il s'élancer pour aller boire ? Tout le long du «dos», des bassins peu profonds et reliés entre eux retien­nent l'eau de pluie qui s'écoule en cascade au pied d'une singulière excroissance de la roche évoquant un petit fantôme...

Quelques jeunes de Villemanoche, montrant à nouveau une compréhension instinctive de l'enfance pour le légendaire et le symbole, ont surnommé cette pierre «le serpent». Aujourd'hui, ce «serpent» a regagné de façon quasiment offi­cielle son titre de «Pierre de Minuit». Ainsi renaît la légende, création continue des hommes.

Pour ne rien simplifier, une «Pierre à Minuit» existait également à Pont-­sur-Yonne, au lieudit «La Tremblière», à 500 m à l'est du hameau de Miremy. Selon l'abbé Pierre-Valentin Horson, elle «a été détruite en 1868. Elle était d'une grosseur énorme et appuyée sur trois autres enfoncées en terre.» (11). Malheureusement, dans ce dernier cas, tout semble avoir disparu: la pierre, et la légende... Il est possible que les informateurs de l'instituteur Tavoillot lui aient signalé la destruction de la pierre de la Tremblière; peut-être était-ce un moyen de garder secrète l'existence de l'autre, celle de Villemanoche... ou d'affirmer sa disparition pour exorciser la crainte qu'elle inspirait encore ?

Sur les rapports qu'entretenaient les Manochons avec les sorciers nous dis­posons d'un document du XVIIe siècle (12), analysé par Jean Coudray sous le titre «Une affaire de magie à Villemanoche» (13). Jean Coudray raconte comment, au ma­tin du ler mai 1649 (au lendemain de la fameuse nuit de Walpurgis, la nuit du 30 avril, qui voit les démons lâchés sur la terre...) le curé de Villemanoche, François le Sire, accepta de laisser dire la messe matinale par un pauvre hère se disant «desser­vant et organiste de Brie-Comte-Robert».

«Les paroissiens rassemblés dans la nef, surpris de ne pas voir officier leur prêtre, intrigués par la mise douteuse de l'inconnu qu'ils voyaient à l'autel et qui n'avait ni bréviaire, ni chapelet, ni robe, commençaient à chuchoter. Qui était cet homme ? D'où venait-il ? Une certaine appréhension s'était déjà répandue dans l’assistance lorsque, vers la fin de l'office, on vit soudain un crapaud sortir de la poche de l'inconnu et se hâter vers le choeur. Scandale. L'émotion est à son com­ble. L'office se termine pourtant, dans la crainte, mais, la messe dite, cet homme étrange est appréhendé par une foule hostile qui l'entoure et le malmène, criant à la magie. On le fouille et on découvre sur lui un autre crapaud et un lézard «ou autre animal mort». Les esprits s'échauffent de plus en plus. Convaincus qu'ils ont af­faire à un sorcier, les paroissiens scandalisés l'emprisonnent et ne ménagent plus à leur curé de véhémentes remontrances.»...

Le «pauvre diable», qui avait réellement «souvent célébré», fut conduit à l'Officialité, plusieurs fois interrogé, sans doute reconnu simple d'esprit et relâché. Quant au curé Le Sire, pour avoir imprudemment fait confiance à un inconnu, il s’en tira avec une aumône de soixante sous envers l'église de Villemanoche...

Notons dans cette anecdote deux points saillants: pas de sorcellerie à l'église, et « haro sur le sorcier». L'église, même si c'est un lieu investi d'une force magique, est véritablement un sanctuaire où certaines lois doivent être respectées. De plus, la franche hostilité des campagnards envers les personnes soupçonnées de sorcellerie semble une constante des temps modernes: il est vraisemblable que bien des victi­mes des tribunaux de l'Inquisition y aient été traînées par leurs propres concitoyens.

Il arrivait parfois même que les tribunaux interviennent pour calmer la fu­reur populaire. Claude Hohl en donne un exemple (14). La décision citée ci-après émane de Pierre Boucher, auxiliaire local du chapitre de Sens, appelé l'an 1461 à juger d'une affaire de «vauderie»:

«Savoir faisons qu'il est venu à notre cognoissance que plusieurs des habi­tants d'icelle ville de Saint-Aubin-Châteauneuf à l'occasion de la commune renom­mée des Vauldoix qui est audit lieu plusieurs habitants ont publié et de jour en jour publient et manifestent que aucun desdits habitants d'icelle ville sont Vaudoix com­bien que ayons ésté informé du contraire pource il est que nous informez desdits cas nous avons deffendu et deffendons à tous indistinctement qu'ils ne molestent ou travaillent aucun dedits cas et les injurient ou facent injurier en aucune manière touchant ledit cas à peine de l'amande».

A cette époque, rappelle Claude Hohl, trois siècles après la naissance de l'hérésie vaudoise, restée d'ailleurs cantonnée dans les Alpes du Sud, le Piémont et la Suisse méridionale, l'usage était répandu «d'appeler les sorciers des Vaudois et les sabbats obscènes auxquels ils se livraient des vauderies, le terme désignant à la fois les assemblées et les vices qui s'y donnaient libre cours» (15).

«On doit donc penser... que les «Vaudois» de Saint-Aubin-Châteauneuf, dont la présence indisposait gravement les autres habitants de ce village, étaient des paysans poussés aux pratiques démoniaques par la malignité et la superstition, con­vaincus eux-mêmes, comme l'ensemble de leurs contemporains, d'être les héritiers des anciens Vaudois ...» (16).

Champigny-sur-Yonne : Polissoir, "Pierre qui sent l'huile", "Pierre qui tourne"

 

Champigny : lieudit "La Pierre qui tourne", d'après le cadastre de 1813  

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3 - Rotations, odeurs d'huile et traces de pieds.

Dès que l'on quitte Villemanoche, la mémoire se fait plus hésitante. Plusieurs pierres tournaient, d'un côté de l'Yonne comme de l'autre, mais le souvenir en est controversé, quand il n'a pas disparu.

A Champigny-sur-Yonne, en haut de la «Vallée des Moulins», le «Che­min de la Procession», venant du village, faisait un brusque coude vers le sud­-est. en un point où le cadastre de 1812 indiquait le climat de la «Pierre qui tourne». De ce point, dans la direction opposée, vers le nord-ouest, se dirige vers Chaumont le «Chemin de la Pierre qui Tourne» (la partie inférieure du chemin de la Procession a disparu, absorbée par les cultures). La pierre devait se trouver sur le coude, non loin de l'aqueduc de la Vanne, à 100 m au nord-­ouest de la cote 103.2. Plus rien n'indique qu'il y ait eu quoi que ce soit à cet endroit. Tout au plus pouvait-on voir sur la carte IGN au 1/25000 de 1981 une petite tache verte, indiquant un bosquet d'une dizaine d'ares.

En 1855 et 1856, l'abbé Prunier, sur ses deux fiches consacrées à Champigny, écrivit successivement sous la mention «La Pierre qui Tourne»: -n'existe plus», «sans renseignements» et «on tournait autour», en précisant tenir cela de l'instituteur du village (17).

Pour M. Marcel Courtial, maire adjoint de Champigny, la pierre a dû être cassée lors de la construction de l'aqueduc, vers 1865.

Ce n'est pas l'avis de M. Daniel Picot, de Chaumont, né en 1919, pour qui elle a subsisté jusqu'au remembrement de 1956: «J'ai idée de l'avoir vue: c’était un sablon de forme ronde, pas très haut: on disait qu'elle tournait. Elle a dû être enlevée au bulldozer.» M. Marcel Courtial, contacté au téléphone, con­teste la version de M. Picot et affirme ne rien avoir vu en cet endroit. Peut-être pourrait-on contacter la personne qui exploitait la parcelle en 1956?...

Dans un cas comme dans l'autre, ne reste de la Pierre que le toponyme, et à peine l'ombre d'une légende. Comme l'écrivait Charles Moiset: «Hâtez­-vous; les heures sont comptées. Encore un peu, traces et souvenirs de la vie de nos pères seront allés rejoindre les neiges d'antan (18)».

Il arrive par bonheur qu'une trace existe sur le papier: le monument, même cassé, survit ainsi durablement aux injures du temps. A la limite de Sôgnes et Grange-le-Bocage, à l'est de la route D 939, dans un vallon enclavé entre deux bois, se trouvait une roche ovale, posée debout, de 2,20 m de hauteur. On l'appelait la «Pierre qui Tourne» ou la «Pierre aux Prieux».

François Lallier, un des premiers présidents de la Société Archéologi­que de Sens, la dessina vers 1845 de face et de profil (19). Sur le dessin des faces nord et sud on voit une roche en forme de raquette, présentant un étranglement vers sa base. Le profil ouest, lui, est plat et étroit: il s'agit vraisemblablement d'une dalle posée debout. Joseph Perrin écrivit en 1915 qu'elle avait été dé­truite une vingtaine d'années auparavant (20).

Remarquons ici le terme de «prieux» qui évoque les processions et nous renvoie au «chemin de la Procession» de Champigny. La pierre tournait-elle ? L'abbé Prunier a noté seulement ceci: «Curieux dicton: Va voir sentir la pierre aux Prieux, il paraît qu'elle sent l'huile» (21). La fantasmagorie laisse ici place à la farce: celui qui flai­rait la paroi de trop près pour vérifier devait recevoir une bonne tape derrière la tête. La même plaisanterie était d'ailleurs pratiquée à la «Pierre Sonnante» de Champigny-sur­Yonne. dont on disait qu'en y appliquant l'oreille on pouvait «entendre les cloches de la Cathédrale de Sens» (rapporté par Jean-Yves Prampart), et qui, elle aussi «sent l'huile» (témoignage de M. Marcel Courtial, de Champigny)...

 
La "Pierre qui sent l'huile" de Champigny sur Yonne
Photos
P.Glaizal


Une autre "Pierre qui sent l'huile" : la Grosse Pierre de Villeneuve sur Yonne, au sud du coteau de Saint-Martin

 

De façon tout à fait inattendue, le 18 avril 1998, lors d'un repas organisé à Coulours par Louisette Frottier, Monsieur Jean Lemaire, de Rigny-le-Ferron, m'a posé la question suivante : «Connaissez-vous la Pierre Qui Sent l'Huile ?» J'en avais plu­sieurs à lui proposer de cette espèce, lorsque mon interlocuteur s'empressa de préci­ser : «Quand j'étais gamin, on montait depuis Villeneuve-sur-Yonne jusqu'à la ferme du Champ-du-Guet et mon père nous disait: «On va voir la Pierre Qui Sent l'Huile !» C était cet énorme bloc qui se trouve à droite du chemin en montant. A l'époque, il était dans les ronces et on ne pouvait pas vérifier s'il sentait l'huile... au risque de se faire écraser le nez ! C'était mon oncle Adrien Laforgue, du Champ-du-Guet, décédé en 1944 qui l'appelait ainsi...»

Les Villeneuviens reconnaîtront ici la «Grosse Pierre», poudingue de 3,50 m x 2.50 m, d'une hauteur de 1,80 m, visible au bord du chemin du même nom, à exacte­ment 200 m au sud de l'ancienne chapelle Saint-Martin.

A propos, pourquoi ces pierres sentent-elles l'huile ? Et la «Pierre au Gras», de Fleurigny, détruite vers 1830, que sentait-elle donc ? N'y aurait-il pas un rapport avec ce qu'écrivait Fernand Nie1 (22): «Dans le Quercy, on avait coutume, certains jours de l'année, de verser de l'huile sur des menhirs et de les couvrir de fleurs. Cela avait lieu encore au commencement du XVIIIe siècle, et un évêque de Cahors fit abattre ces menhirs.»


La Pierre qui tourne de Saint-Martin-sur-Oreuse. Photo P.Glaizal

A Saint-Martin-sur-Oreuse, plus d'odeur d'huile, mais on retrouve la contro­verse déjà rencontrée à Champigny. Sur le territoire de cette commune, écrit Salmon (23), -en 1865, on a détruit, pour en faire des pavés, un menhir, la «Pierre Tournante» ou la «Pierre qui Tourne», énorme monolithe qui était sur le bord du chemin de Sergines; la tradition rapporte qu'il tournait une fois tous les cent ans...».

Or, de nos jours, à une vingtaine de mètres au sud du «chemin de Sergines», au lieudit «La pierre qui tourne», on peut voir un grès massif, rougeâtre, au sommet ar­rondi qui domine les champs de quelque trois mètres. Celui qui monte dessus remar­quera une cavité en forme de pied, taille adulte, non loin du bord à pic qui regarde 1'Oreuse. Que l'on place le pied dans l'empreinte, et on domine la vallée.

Quelqu'un a soigneusement gravé sur la face sud de la pierre la date de 1920. Ne serait-ce pas la véritable «Pierre qui Tourne», et le grès détruit en 1865 ne serait-il pas l'un des nom­breux blocs cyclopéens qui parsèment le coteau de Saint-Martin ? A l'appui de cette thèse, une lettre de Joseph Perrin à Armand Lapôtre, datée du 6 octobre 1930 (24): «Pour mon compte, je suis obligé de garder la chambre en ce moment. Etant allé vendredi dernier reconnaître et photographier, près de Saint-Martin-sur-Oreuse, un mégalithe légendaire dit «la Pierre Covêclée, la Pierre qui Tourne», j'ai dû revenir rapidement chez moi pour me mettre au lit, en proie à un malaise extrême. La fièvre s'est déclarée. C’est  je crois, un petit accès de grippe produit par le changement de saison...».Quelle roche Perrin a-t-il photographiée ? J'ai interrogé M. Jacques Perrin, neveu de Joseph, qui n'a pas trouvé la photo en question. Par ailleurs, le climat dit .Pierre Covêclée» se trouve de l'autre côté du vallon, deux cents mètres plus à l'ouest, et une roche de ce nom figure sur une carte postale ancienne: elle ne ressemble guère à la roche marquée «1920».

Reste la tradition: la fameuse pierre tournait une fois par siècle, mais quand ? Qu'une pierre tourne chaque midi, ou même seulement une fois par an, passe encore: il reste possible de tenter de vérifier, même si c'est réputé dangereux. Mais une fois par siècle, allez savoir !

  La Pierre qui tourne de Sôgnes.
Photomontage de P.Glaizal d'après les dessins de François Lallier (v.1845) conservés à la Société archéologique de Sens.

 

Et surtout, qu'est-ce que cette empreinte de pied ?... La réponse semble à ja­mais perdue. Deux autres roches à cuvettes pédiformes sont connues dans l'Yonne : le Pas-Dieu» de Sôgnes, avec l'empreinte de l'Enfant Jésus, et le Rocher Sainte-Catherine à Sainte-Magnance, avec les pieds de la sainte. Aux confins de la Seine-et-Marne et de l'Yonne, à Chevry-en-Sereine, on connaît également le «Pied de femme», qui associe empreinte de pied et roche à glissade. A Nanteau-sur-Essonne (Seine et Marne), sur la pierre dite «Pas de Sainte-Anne» on voit deux em­preintes en creux, de pas humains. L'un de grandeur naturelle à bout effilé serait l'empreinte du pas de Sainte-Anne. L'autre, plus petit, serait l'empreinte du pas de la Vierge encore enfant... Des processions avaient lieu jadis en ce point ... D'après les croyances populaires, les jeunes gens, pour se marier dans l'année, montaient sur cette pierre et mettaient les pieds dans les deux empreintes à la fois» (25). On connaît un cas similaire en Provence. Au village de Fours (Alpes de Haute­Provence), au sortir de l'église, un parent de la mariée la conduisait «vers une pointe de rocher qui s'élève au milieu d'une petite place, non loin de la paroisse, et qu'on appelle la «pierre des épousées». Il l'y assied lui-même, en ayant soin de lui faire placer un pied dans un petit creux de la pierre. Là, elle reçoit les embrassements de toute la noce ...» (26).

 

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4 - Sabbats en Sénonais.


Theil-sur-Vanne, la "Roche du Sabbat" de Château-Gourgaut. Photo P.Glaizal

A Theil-sur-Vanne, la «Roche du Sabbat», bloc de grès cliquart de trois mètres de hauteur et autant de largeur à la base, évoque une tour ronde à moitié ruinée. Cette roche difficile à trouver, au milieu des bois, entre le ravin de la Tante à Moreau et le ravin des Trenteux, est placée au milieu d'un climat appelé «Château Gourgaut. Outre, la probable référence à Gargantua, ce «Château» naturel était aussi l'un des rendez­-vous des «sabbatins» de Theil. Il y en avait d'autres: M. Georges Milat, ancien maire de Vaumort, né en 1913, m'a montré deux autres roches de «sabbatins»,1'une en forme de chaire, «là où l'officiant trônait», l'autre en forme d'estrade, «pour les assistants», ro­ches tout aussi difficiles à trouver, sur le flanc nord de la vallée Jamet. D'ailleurs, la grand' mère de M. Milat, Mme Fraudin, née en 1864 à Vaumort, ne répétait-elle pas : « A Vaumort les sorciers, à Theil les sabbatins... à Noé les voleurs !»

Or j'ai appris incidemment il y a quelques années, lors d'une conversation téléphonique que le «Château Gourgaut», s'il ne tournait pas, passait pour s'enfoncer ­de temps à autre dans le sol (tradition recueillie par M. Jean-Pierre Berthaud). Peut-être est-ce la raison pour laquelle, au cours d'une randonnée qui conduisit un groupe vers ce site le 23 novembre 1997, M. Esteveny, de Cerisiers, me confia qu'il voyait enfin de ses yeux la «Roche du Sabbat» après l'avoir cherchée en vain, il y a 35 an,... avec les gendarmes !


Vaumort, la "Pierre au Chat". Photo P.Glaizal

Dans le village même de Vaumort, dont les habitants avaient, au témoi­gnage de l'abbé Prunier, une réputation de sorciers, on connaît bien le «menhir» que l’on appelait autrefois la «Pierre Enlevée» ou la «Pierre des Sorciers». Paul Sébillot parle peut-être de la même roche lorsqu'il relate que «le diable, juché sur la Pierre du Rendez-Vous jouait de la musique à celles qui dansaient autour...» (27). « Celles:», c'est-à-dire les «bonnes dames», les fées. Peut-être s'agit-il du menhir, : peut-on en être vraiment sûr, sachant qu'à l'époque, on confondait parfois la pierre de Vaumort et celle du Château-Gourgaut à Theil ? De plus, il y a, au fin fond des bois de Vaumort, une autre roche susceptible d'attirer les «sabbatins»: la «Pierre au Chat». vers laquelle, en l'absence de sentier, seul votre flair pourra vous conduire...

 C'est grâce d'ailleurs à M. Georges Milat que j'ai pu la découvrir, un jour de décembre 1990. La «Pierre au Chat» ne mesure guère qu'un mètre dix de hauteur et, couverte de mousse, se confond facilement avec le tronc des chênes avoisinants...

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5 - Offrandes à l'aube dans l'Aillantais.


Aillant-sur-Tholon, la"Pierre Fitte". Photo: P.Glaizal

Pour trouver une autre pierre animée il faut descendre jusqu'à Aillant-sur-Tholon: la «Pierre Fitte», monolithe de brèche siliceuse, de forme trapue, est clas­sée monument historique sous l'appellation de «menhir». C'est à nouveau Sébillot qui rapporte qu'elle «tourne trois fois sur elle-même pendant l' Evangile de Noël» (28).

En fait, cette roche est connue surtout pour une autre légende: «la croyance populaire rapporte que chaque matin, avant le lever du soleil, on trouve au pied de cette pierre un pain et une bouteille de vin» (29).

L'autre «pierre à offrandes» d'Aillant, la «Grande Borne» du Bois des Ferriers non loin des limites de Chassy et la Ferté-Loupière, si elle ne semble pas tourner est le siège d'un «apport» analogue à celui de la Pierre Fitte:

«La légende prétend que, pendant l' Evangile de la messe de Pâques et de celle de minuit, à Noël, on trouve sur cette pierre un gâteau, une bouteille de vin et un plateau d'argent destiné à recevoir les offrandes» (30).

L'équivalent est relevé par Sébillot dans la Nièvre: «Jadis, quand sonnaient les coups de midi et de minuit, il apparaissait un pain et une bouteille sur le rocher d'Armayon (en fait «Remoillon»), commune de Châtin, dans le Morvan; mais ils disparaissaient au douzième coup» (31). A propos de la même commune de Châtin, le curé de Dun-les-Places, J.F. Baudiau (32), écrivait : «Remoillon... est célèbre par sa pierre druidique, vénérée des villageois d'alentour. Chaque jour, dit-on, elle tourne trois fois sur sa base, à l'heure de midi. Croyez-le, cher lecteur, mais n'y allez pas voir: car, jamais oeil curieux ou indiscret ne sera témoin de cette merveilleuse rota­tion.» La pierre de Remoillon semble donc la «pierre-soeur» de la Pierre Fitte d'Aillant, mais une soeur morvandelle nettement plus turbulente que l'icaunaise, qui ne s'ébranle qu'une fois l'an.

Notons au passage que si au pied de ces pierres apparaissaient mystérieuse­ment des offrandes en des moments cruciaux, ce genre de phénomènes se produi­saient plutôt auprès de certaines fontaines, voire de certains puits, et n'avaient plus rien là de surnaturel: Sébillot rapporte dans diverses régions de France des coutumes consistant à offrir différentes denrées aux fontaines: des oeufs, des morceaux de pain, des gâteaux, des fruits. Le but était d'obtenir certaines grâces: guérison, mariage, fécondité (33).

Peut-être est-il arrivé qu'un promeneur matinal surprît une de ces obser­vances secrètes auprès de la Grande Borne ou de la Pierre Fitte d' Aillant, voire de la pierre de Remoillon ? La parenté entre les pierres et les sources est une expression de ce que Mircéa Eliade a appelé le mythe de la «Terre-Mère». Dans «Mythes, rêves et mystères» (34), il note: «Jusque chez les Européens de nos jours survit le sentiment obscur d'une solidarité mystique avec la Terre natale. Il ne s'agit pas d'un sentiment profane d'amour de la patrie ou de la province... II y a bien autre chose: l'expérience mystique de l' autochtonie, le sentiment profond qu'on a émergé du sol, qu'on a été enfanté par la Terre, de la même façon que la terre a donné naissance, avec une fécondité intarissable, à des rochers, des rivières, des arbres, des fleurs... D'innombrables croyances nous enseignent que les femmes devien­nent enceintes lorsqu'elles approchent de certains endroits: rochers, cavernes, ar­bres, rivières...»

Autour d'Aillant, la rareté des sources a peut-être conduit les femmes en mal d'enfant à se tourner vers les pierres...

 

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6 - La Roche Midi de Treigny.

Treigny se trouve au sud de St-Sauveur-en-Puisaye, aux confins de la Niè­vre, non loin des sources de la Vrille. A un kilomètre au nord du village, en lisière des bois, le hameau des Midis.

Plusieurs auteurs rapportent la tradition de la «Pierre à Midi», à Treigny. Charles Moiset écrit «qu'à l'heure de midi elle tournait sur elle-même. Pour com­ble de merveille, ce mouvement de rotation n'était perceptible que lorsque l'on était à jeun et que l'on avait la conscience absolument nette» (35).

Le chanoine Pierre-Georges Grossier, qui passa son enfance chez ses grands­-parents, aux Midis, recueillit en 1890 ce témoignage: «Regarde, dit le père Fournerat, ces pierres de fer, qui soutiennent le sol en pente de l'ancien jardin de ton grand­-père. Avant d'être brisées, elles formaient un entassement, dans un endroit proche de la route actuelle. La plus grosse de ces pierres était posée sur une autre enfoncée profondément dans le sol et qui avait à son sommet une sorte de pivot. On raconte que la pierre du sommet bougeait et faisait trois tours à midi ! Mais il fallait être là juste à l'heure, et le phénomène ne se passait qu'au chaud soleil d'été ! C'était en somme une sorte de Pierre qui Vire... comme il y en a en Morvan, en Bretagne et en Irlande...» (36)

On connaît une autre roche qui passe pour s'animer à midi: la «Pierre qui Tourne » de Châtel-Censoir, «de 8 m de haut sur 3 de large au sommet, qui tourne également à midi. On ne dit pas qu'il faille avoir la conscience pure pour la voir s’agiter, et cependant personne n'affirme avoir jamais été témoin de ses mouvements.

 

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7 - Souvenirs en pointillé

Les informations manquent enfin sur trois pierres nommées.

D'abord, la «Roche qui danse» de Monéteau, bloc ferrugineux «rampant» du bois de Montaigu, dont la tradition rapporte seulement qu'on aurait fouillé au pied au début du XIXe siècle. La pierre mesure 1,50 m de long pour 70 cm de hauteur et présente une sorte de bosse arrondie. Elle a parfois été prise pour un menhir,ses dimensions ayant été inversées dans le texte de Philippe Salmon. Avec sa couleur brun chocolat, la mousse vert tendre qui recouvre sa «bosse», la «Roche qui Danse» évoque plutôt une bête marine surgissant des eaux qu'un monument dressé de main humaine. Elle a peut-être attiré l'attention du fait qu'elle est pratiquement la seule roches sur plusieurs hectares de bois.

Ensuite, «La Pierre qui chante», en limite de Voutenay et Saint Moré est  vraiment un menhir. Mais quand, comment et pourquoi chante-t-elle, mystère ! Quant à la « Pierre qui Tourne» de Sementron, ce n'est, d'après M. Mothu (38), plus qu'un lieudit pourrait faire croire qu'une pierre druidique existait à cet endroit».

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8 - Saint-Léger-Vauban: l'Apocalypse du Pauvre.


Saint-Léger-Vauban, la Pierre-qui-Vire

On voit, d'après ce défilé de pierres animées, que l'on peut à sa suite parcourir une bonne partie de notre département.

Ce n'est cependant qu'à son extrême sud, dans les granites du Morvan, que l’on trouvera une tradition de mégalithe animé parée d'un éventail complet de symboles fantasmagoriques: la légende de la Pierre-qui-Vire de Saint-Léger-Vauban.

La Pierre-qui-Vire, que l'on a considéré quelque temps comme un dolmen, est surmontée depuis 1853 d'une grande statue de la Vierge Marie, érigée par les moines bénédictins du monastère de Sainte-Marie-de-la-Pierre-qui-Vire, en exécution d'un vœu de son fondateur, le Père Muard, décédé peu après en 1854.

Une première version de la légende nous est fournie par l'abbé Louis Brullée dans son Histoire du Père Muard parue en 1864 (39). II s'agit d'un extrait du discours prononcé par le R.P. Saudreau, du monastère de Flavigny, lors de l'érection de la statue.

«Il y a dix-huit siècles, lorsque la main divine de Jésus-Christ n'avait pas encore fixé au ciel du monde le soleil de l'Evangile, qui devait dissiper la nuit du paganisme, et détruire les horreurs de son culte, ce lieu était consacré à l'idolâtrie. Autour de ce dolmen se rassemblaient les peuplades nombreuses des Gaulois; ils venaient offrir leurs hommages, adresser leurs prières à leurs divinités, et assister aux sacrifices qui se faisaient en leur honneur. Là, sur cette pierre, coulait le sang des animaux et quelquefois un sang plus noble, le sang royal de la création, le sang de l’homme. Là, au sein de cette forêt, habitaient les prêtres païens, c'étaient les Druides».

Dans le chapitre V de son ouvrage consacré aux monuments, Paul Sébillot a montré que l'association entre dolmens, gaulois et sacrifices humains avait toutes les caractéristiques d'une légende moderne, forgée par quelques érudits vers 1780 et largement répandue par ceux que l'on a appelés par la suite les «celtomanes». Malgré les nettes réfutations apportées par Cambry et Legrand d'Haussy dès 1800, puis par Prosper Mérimée en 1840, on pouvait lire en 1876 dans le Dictionnaire Breton-Français de Troude, V° Dolmen: «Ils [Les Gaulois] y faisaient des sacrifi­ces humains ou autres, ainsi que semblent l'attester les petites haches et les coins trouvés sous ces monuments, ainsi que les rigoles tracées sur les pierres pour l'écoulement du sang ... ». (40)

Le R.P. Saudreau, en 1853, était manifestement encore sous l'influence celtomane. On peut difficilement lui jeter la pierre quand on pense à quel point cette légende des sacrifices humains sur les dolmens est encore vivace chez certains de nos contemporains de la fin du XXe siècle...

En 1870, Victor Petit, à qui on ne la faisait pas, ouvre une première brèche dans le mur de désinformation qui entoure la Pierre-qui-Vire. D'abord, il relève deux éléments-clefs de l'authentique légende morvandelle: «L'une des légendes relatives à la Pierre-qui-Vire est celle-ci: la pierre virait (tournait) toutes les fois que minuit sonnait au clocher de Vaumarin. Or, à Vaumarin, hameau d'une vingtaine d'habitants, il n'y eut jamais ni église ni chapelle. Ces sortes de jeux de mots sont très nombreux en Morvan et on doit s'en défier sans cesse. Les villageois du Mor­van n'ont pas de plus grand plaisir que de se «gausser des messieurs de la ville». Il ne nous semble pas possible que ce bloc ait jamais pu être tourné ou ébranlé par la main des hommes.» Quant à l'explication celtomane, elle ne convainc pas plus Victor Petit qui rejette en bloc les trous creusés «pour recevoir le sang des victi­mes», les rassemblements de Gaulois, les sacrifices, et ajoute même que la Pierre­qui-Vire «n'offre rien de plus remarquable que d'autres pierres agglomérées sur le sommet d'une petite butte qui domine le petit hameau des Barraques, près de la lisière de la forêt de Saint-Léger ... » (41).

Même traitement pour la «Roche des Fées» de Quarré-les-Tombes, «massif rocheux de granit à gros grain, fort curieux à étudier pour la juxtaposition et la superposition des différents blocs qui le composent. On peut facilement parvenir sur le sommet de ce groupe dans lequel l'imagination populaire locale voit ou croit voir une foule de choses, notamment la table où on égorgeait les victimes, le fau­teuil du juge et surtout les rigoles par lesquelles coulait le sang des victimes. Des villageois raconteront sérieusement tous les détails des sacrifices humains prati­qués par «les prêtres de l'ancien temps». Tous ces récits fantastiques se répètent avec une ténacité singulière. Nulle réfutation n'a chance d'être écoutée et encore moins d'être accueillie comme vraie» (42)

La «ténacité singulière» remarquée par Victor Petit n'aurait-elle pas été nourrie des explications distillées par le curé-doyen de Quarré-les-Tombes, l'abbé Henry, qui était présent en 1850 lors de l'installation du Père Muard et écrivait en 1875 : «La Pierre-qui-Vire: roche aplatie et à peu près ronde, qui a plus de 12 m de circonférence... Elle a évidemment servi à faire des sacrifices, car en déblayant le terrain qui l'entoure, on trouva, en 1853, un fragment de coquille marine» (43). L'abbé Henry ne rapporte pas ici une légende, mais contribue à en asseoir une autre. Pourtant le curé-doyen est au courant du fait que «cette pierre tourne toutes les fois que midi sonne à Vaumarin, hameau de six feux, le plus rapproché de la Pierre-qui-Vire, et qui n'a jamais eu d'horloge...»

La thèse de la rotation resurgit, mieux étayée, dans la petite brochure intitu­lée «Une excursion dans le Morvand en 1872», par A L. Morlon (44). «Voici la Pierre­qui-Vire; et tout d'abord, vire-t-elle ? Non. A-t-elle jamais viré ? Je ne le crois pas, puisqu'elle est en équilibre sur deux points. Cependant, cette légende se raconte: quand, à midi, le soleil dardait ses rayons sur le dolmen et que l'Angélus sonnait à Vaumarin, la pierre virait trois fois. Le Père Isidore nous donne une explication aussi simple que juste; si la pierre, dit-il, ne tournait pas sur elle-même, elle oscillait facilement de bas en haut, et il se souvient de lui avoir imprimé avec une seule main un mouvement vertical d'une dizaine de centimètres. Nous regrettons de ne pou­voir en faire autant; la partie jadis branlante a été maçonnée en dessous. Le monu­ment se compose d'une grosse pierre posée sur un rocher; elle a trois mètres de long, deux de large et un mètre d'épaisseur environ. Au dessus les religieux ont placé depuis le 27 septembre 1853 une sainte Vierge de grande dimension.»

A.L. Morlon réfute ensuite l'origine artificielle du mégalithe, qui pour lui n'est que le résultat d'un phénomène classique d'érosion. Mais il ne peut renoncer à évoquer nos glorieux ancêtres: «Ici, nous le croyons, se tint une assemblée de Gaulois; on évoqua Hésus ou Teutatès, et les druides, par leur éloquence, enflam­mèrent le courage des guerriers éduens et leur inspirèrent le goût des combats...»

L'abbé Poulaine, dans son Guide du touriste dans l'Avallonnais (45), a sim­plement passé sous silence l'aspect légendaire du site, se contentant d'affirmer son origine naturelle.

Retour en scène des druides en 1933, dans le Guide du Morvan, publié par le Comité de Propagande Touristique du Morvan, sous le titre «La Pierre-qui-Vire»: «Remarquable chemin de croix taillé dans le roc : autel celtique supportant une statue de la Vierge»... et à propos des rochers légendaires d'Uchon: «...qui furent utilisés soit comme tombeaux, soit comme autels, par les Druides»...

Les versions de la légende notées par ces auteurs font pâle figure en regard de celles qu'ont rapportées, chacun de son côté, Jean Puissant (46), G. Bidault de l'Isle (47) et A. Guillaume (48).

Les deux premiers textes diffèrent par quelques points, mais l'essentiel est préservé. D'une part, plus question de druides, de gaulois ou de sacrifices san­glants. Le Morvan semble avoir chassé ces fantômes tardifs du Siècle des Lumières et «récupéré ses chaussures». Bidault de l'Isle écrit avoir entendu personnellement cette légende d'un vieux paysan morvandiau, au cours d'une veillée, à St Germain des Champs, à la fin du XIXe Siècle. Or donc, en ce temps-là, chaque nuit de Noël, les fées venaient «...danser en rondes infernales autour de la pierre au-dessus de laquelle trônait le démon lui-même.» Dans l'intervalle des douze coups de minuit sonnant à la chapelle de Vau-Marin, la roche tournait sur elle-même, découvrant une crypte regorgeant de fabuleux trésors. On disait qu'il était possible, durant ce bref laps de temps, d'y puiser à pleines mains.


Dessin Rémi Tavernier

Une jeune paysanne, Jeannette, décide, malgré la défense maintes fois proférée, de profiter de l'aubaine. Trouvant un prétexte pour ne pas assister à la messe de minuit, elle se rend, portant son bébé avec elle, jusqu'à la roche maudite. Au premier coup de minuit, la crypte s'ouvre, elle descend, pose l'enfant sur le tas - et se sert copieusement, insoucieuse du temps qui s'écoule. Au douzième coup, alors que la roche commence à se remettre en place, elle reprend conscience et s’échappe de justesse, oubliant le bébé au fond du trou. Réalisant trop tard que la cavité est à nouveau scellée, Jeannette tente, mais en vain, de repousser le lourd couvercle.

De retour de la messe de minuit, le mari, furieux contre la jeune mère, jette « l’or du diable» au fumier. Puis, aidé de voisins et amis, il essaie à son tour d'ébran­ler la dalle, sans succès. Quand à l'or maudit, le matin venu, il n'en reste que petits fragments de charbon...

Un an après, une année passée en remords et ferventes prières, la malheu­reuse épouse revient à la pierre, qui s'ouvre à nouveau, découvrant le bébé en train de se réveiller. Alors qu'elle va s'en saisir, un ange apparaît et lui fait un petit sermon dont la conclusion est: «Sache désormais te défendre des tentations que le Diable sème sur la route des âmes pour les mieux entraîner à leur perte!» Puis l'être de lumière interdit, d'un geste de son épée, à la pierre de virer désormais, dérobant à jamais ses trésors aux yeux des hommes. Il trace une croix sur le bloc et disparaît. : la terre tremble alors, secouant les chaumières, faisant déborder le Trinquelin, et le plus étonnant de l'histoire, la chapelle de Vaumarin disparaît sans laisser de trace !

«C'est depuis ce temps là, conclut le conteur, qu'il n'y a plus jamais eu de sabbat dans le voisinage de la Pierre-qui-Vire» (49). Et de préciser que ce n'est que « bien plus tard» que les moines construisirent là une abbaye et installèrent la grande statue de la vierge à l'enfant sur le «dolmen».

Le texte de Jean Puissant, publié deux ans avant celui de Bidault de l'Isle, comporte quelques éléments supplémentaires. Tout d'abord, le fait que la pierre, avant d'être cimentée, «bougeait au moindre choc». C'est bien ce que racontait le Père Isidore à ses visiteurs de 1872. De plus, elle faisait peur: passer dans ses para­ges exposait à des accidents de toutes sortes. Enfin, contrairement à l'autre version essentiellement moralisatrice, l'auteur insiste fortement sur les distorsions de la perception dont étaient victimes les personnes qui s'attardaient auprès de la Pierre-qui-vire.

«Ils sentaient leurs cheveux se dresser sur leur tête, une sueur froide leur le dos, le sang battre leurs tempes, et leurs jambes flageolantes étaient pri­vées de mouvement. Alors ils voyaient d'étranges spectacles. Lesquels ? A leur retour, ils ne se confiaient pas volontiers, mais leurs regards se tournaient en dedans d’eux-mêmes, et ils frissonnaient. Malgré leur discrétion, on avait pu, au cours des ans, recueillir des bribes de renseignements, contradictoires, d'ailleurs. Les uns avaient vu des ombres imprécises environner la pierre; les autres avaient pu distin­guer des faces hideuses de monstres aux yeux luisants et aux becs avides; certains avaient du tourner autour du rocher dans la ronde des fées, et s'y étaient affaissés, évanouis de fatigue; quelques uns parlaient d'un gigantesque vieillard aux traits effrayants qui leur barrait le chemin, ou encore d'une belle jeune femme à la robe blanche et aux bras nus, qui restait assise sur le bloc de granit, les fixant d'un regard étrange qui les faisait défaillir. Mais tous étaient d'accord sur un point. Tous avaient vu la pierre tourner d'elle-même. Une force invisible les clouait au sol et les obligeait à regarder» (50). Et c'est là que se rejoignent Puissant et Bidault de l'Isle: c'est pendant les douze coups de minuit de la nuit de Noël que s'ouvre la crypte, découvrant « des diamants, des rubis, des topazes et des pièces d'or qu'un enchanteur avait entassés là en un trésor fabuleux.» Quelques instants pendant lesquels on perdait ses repères «car à ce moment-là les minutes paraissaient des siècles».

La mise en garde est ici des plus nettes: ceux qui ont essayé de toucher au trésor de l'enchanteur ont disparu à jamais. Un vieillard, «Simon-Bras-de-fer», avoue avoir perdu courage au dernier moment.

Dans le texte de Jean Puissant, la jeune femme, nommée tantôt «Marie de la Roche» tantôt «Marie des Roches», est veuve. Elle méprise tous ces couards d'hommes et croit pouvoir mettre la main sur le trésor. Mais comme la Jeannette, son tablier plein de richesses, elle sort de la crypte en oubliant son enfant. Ce n'est que rentrée dans sa cabane qu'elle s'en rend compte.

Il lui faudra attendre la Noël suivante. Elle passe l'année dans la douleur et la misère, sans profiter de son trésor, et, le moment venu, jette or et pierreries dans l'excavation où l'attendait son fils qui «lui tendait les bras, ses grands yeux bleus ouverts, souriant, tel qu'il était un an auparavant, le jour où elle l'avait perdu.»

Marie saisit son fils et... remercie la «Pierre-qui-Vire» !

La version de Jean Puissant s'arrête ici: point d'ange, point de tremble­ment de terre, point de chapelle évanouie. La pierre garde tous ses pouvoirs.

Une troisième version de la légende, antérieure aux précédentes, présente l'intérêt d'être entièrement écrite en parler morvandiau. Elle fait partie d'un ouvrage intitulé L'Ame du Morvan, édité en 1923 par Mme Gervais, à Saulieu. L'auteur, le docteur A. Guillaume, exerça la profession de vétérinaire à Saulieu de 1901 à 1943. L *Ame du Morvan a été rééditée en 1971 par les «Amis du Vieux Saulieu». Sous le titre «Lai Pierre-que-Vire», l'auteur énonce, dans une version développée, la légende dont Puissant et Bidault de l'Isle ont recueilli, chacun de son côté, des élé­ments différents. En sus, Guillaume pimente son texte d'une série de notations pro­pre à réjouir les folkloristes. Deux éléments retiendront particulièrement notre at­tention.

D'abord, une série d'indices typiquement «sabbatiques». Au milieu des divers cris d'animaux dont retentissaient les bois «jor et neut, mas seurtout de neut», « on entendot étou des autes breuts que venint de por d' ilai et de lai rivière, qu'on ne saivot pas pair quoué qu'al étint faits! peu, quéque fois des mouénées lumières qu' ment des luyottes qu' ai'llint que venint por lâvent dans les fonds. On viot don et on entendot! Les mondes de tot por d' ilai és ailentours dünt que tot ce qu'on croyot été des bêtes, étint des sorciers et des sorciéres que se chouingint qu'ment çai pou v' ni an sabbait...» - traduction littérale: «jour et nuit, mais surtout de nuit, on enten­dait aussi d'autres bruits qui venaient de par-là et de la rivière, qu'on ne savait pas par quoi ils étaient faits! Puis, quelquefois des petites lumières comme des vers luisants qui allaient et venaient par là-bas dans les fonds. On «voyait» donc et on «entendait» ! Les gens de la région disaient que tout ce qu'on croyait être des bêtes étaient des sorciers et des sorcières qui se transformaient comme çà pour venir au sabbat.»

On trouve ici, avec les mystérieux bruits nocturnes et les lueurs qui vont et viennent, le thème des animaux qui seraient en fait des sorciers déguisés en route pour le sabbat. Sébillot (51) a noté parmi ces nocturnes le lièvre, qui nous renvoie quelques instants en Sénonais. Sur les confins de Gron et Collemiers, non loin du sommet boisé du «Bois Gorgon», un climat s'appelle «Les Demoiselles», évoquant les fées; un autre, le «Marchais au Pesme» (du latin «pessimus», le très mauvais, le pire: un des noms du Diable) et un autre enfin la «Côte aux Lièvres». Le «Bois Gorgon» serait-il un nouveau repaire de «sabbatins»?

L'autre élément à retenir concerne un rite particulier de la veillée de Noël, consistant à secouer avec un tison la bûche de Noël dans l'âtre pour la faire «éveyer», c'est-à-dire jeter des étincelles:
«Evêye, évêye, évêyons
Autant de gerbes que de gerbeillons !...»

«Paisse que vous saivez que pus lai cheuche de Noé en breulant, fait d'évêyies vou d'étincelles qu'ment qu'on dit en ville, chi vous eumez mieux, pus a y airé de gerbes tant grousses que p'tiotes ai lai mouéchon.» Autrement dit: «parce que vous savez que plus la souche (ou bûche) de Noël en brûlant fait d' «évêyies» ou d'étincelles comme on dit en ville, si vous aimez mieux, plus il y aura de gerbes tant grosses que petites à la moisson.»

Ceci pour rappeler que cette nuit, à nulle autre pareille, impose des rites: la veillée, avec les «éveyies» de la «chuche» en prélude â la Messe de Minuit, rite capital auquel il ne faut pas se soustraire. De plus, à cause de la loi sur le jeûne - le prêtre ne pouvait célébrer et les fidèles communier qu'en étant à jeûn depuis mi­nuit -, on n'entrait dans l'église que les douze coups sonnés... laps de temps où s'ouvrait également le monde interdit !

Le Morvandiau - il n'en a pas le monopole - est un chrétien formaliste. A part Noël, il y a d'autres dates sacralisées à l'extrême, et notamment l'une d'entre elles qui, encore de nos jours, semble surpasser la Nativité dans la ferveur popu­laire: les Rameaux.

A ce sujet, la version du docteur Guillaume, la plus ancienne et la plus complète concernant la Pierre-qui-Vire, a un antécédent: curieusement, l'ouvrage de l'abbé Baudiau cité plus haut présente, sous une forme dépouillée bien que paradoxalement noyée dans le mélodrame, les éléments essentiels que l'on retrouve, près d'un siècle plus tard, dans les trois versions du XXème siècle. Il s'agit d'un texte, également rédigé en patois, avec traduction en regard, et intitulé «La veuve et le trésor du dimanche des Rameaux» (52).

Baudiau ne donne d'abord qu'une localisation vague: «sur le flanc d'une des montagnes du Morvan», sans plus de précision. Ensuite, comme chez Puissant, la pierre est le siège de phénomènes paranormaux: «.., ain groos carté d'raice, lai qu'ot dieient qu'in viot, aine piarre lai voù qu'las fées v'neient las autefois s'aichéte. Ol y fiot toot d'moinme quéequ'fois aine peute çarue !». Baudiau donne en regard une traduction adaptée, dépatoisée pourrait-on dire: «...un bloc de rocher où il se faisait diverses apparitions: une grosse pierre sur laquelle les druidesses du pays venaient s'asseoir autrefois. On y entendait, en effet, de temps en temps, un bruit effrayant.»

En voici une deuxième traduction, plus littérale: «...un gros quartier de roche ­où il se disait qu'on «voyait», une pierre où les fées venaient autrefois s'as­seoir. Il s'y faisait même quelquefois un vilain chahut !»...

Au passage, notons deux termes importants:

- on «voyait»: allusion aux apparitions. Guillaume, rappelons le, en rajoute : « on viot don et on entendot !» et le même mot a été employé (voir supra) à Villlemanoche, sous la plume de Tavoillot à propos d'une série de pierres «où l'on voit encore».

- la «peute çarue»: l'adjectif «peut», au féminin «peute», désigne en Mor­van le diable, dont il ne faut pas prononcer le nom. «Peut» signifie «laid», et «peute çarue» n'est autre qu'un «chahut d'enfer». On retrouve en Sénonais l'adjectif «put»: à Thorigny-sur-Oreuse existe la «Mardelle au Put». A Collemiers, il y a également un Marchais au Pesme». Le Dictionnaire de Jossier ne cite pas «pesme», que l'on trouvera dans le Larousse de l'Ancien Français (53) avec le sens de «très mauvais, très méchant», cependant que «put» (id. p. 483) signifie en premier «puant, sale, infect» et en second: «mauvais, méchant». Ces deux climats feraient donc référence au diable et par voie de conséquence, au sabbat !

Ceci pour rappeler que, malgré la distance, le Sénonais est bien le fils du Morvan. L'Yonne ne charrie-t-elle d'ailleurs pas, sous forme de sable, les débris des granites qu'elle caresse dans son cours supérieur ?

Chez Baudiau comme chez Puissant, la jeune femme est veuve, avec un bébé. Le moment est différent: il s'agit de l'«Attolite portas», lorsque, après la procession des Rameaux, le prêtre frappe trois coups à la porte de l'église à l'aide de la croix (pendant quelques minutes a lieu un dialogue, à travers la porte, entre le prêtre et le chantre). La suite est analogue: ouverture de la roche, apparition du trésor... la femme se sert, oublie l'enfant sur le tas d'or et ne peut le récupérer qu’une année après. Enfin, apparition de l'ange qui tire la morale de l'histoire: «Soovins-toi qu'lai plus groosse ricesse d'aine mère, iot son p'tiot» (54).

L'abbé Baudiau, à l'instar de ses contemporains et confrères les abbés Henry et Brullée et le R.P. Saudreau, déjà cités, y était pourtant allé de son couplet celtomane à propos de la Pierre-qui-Vire: «... cet autel solitaire, où le sacrificateur gaulois immolait, dans les dangers de la patrie, d'aveugles et ignorantes victimes ...» (55).

Malgré cette tendance à évoquer le «passé druidique» du Morvan dès qu'il s’agissait de mégalithes, de folklore ou de superstitions, le curé de Dun-les-Places, qui comprenait parfaitement le patois, fut le premier à consigner fidèlement - à une druidesse près -, avec cette tendresse particulière qu'il portait à ses ouailles, la légende du trésor maudit. Qu'il ne l'ait pas localisée montre que peut-être à l'épo­que elle ne l'était pas: l'essentiel du message ne visait pas une pierre particulière. Il s’agissait plutôt d'une mise en garde générale, d'un défaut de la cuirasse humaine contre lequel on devait être prévenu, en Morvan comme ailleurs.

La riche ornementation de ces quatre récits contraste avec le caractère el­liptique des traditions du nord de l' Yonne, mais peut-être certains éléments recueillis au bord du Trinquelin peuvent-ils servir de clef pour décrypter les «fragments sénonais.», d'autant que la Pierre-qui-Vire n'est pas unique en France: celle de Bussière-Dunoise (Creuse) se soulève également pendant la messe de minuit et laisse voir d'immenses trésors (56).

D'abord, le thème du sabbat, que l'on retrouve à Villemanoche comme à Theil-sur-Vanne et Vaumort, autour du «Petit doigt de Gargantua» près d'Avallon et du «Marchais Chabot» de Champigny-sur-Yonne, ainsi qu'à Chéu «au Sauvoy, lieu­dit Chaumecey» (57); la toponymie sabbatique du nord de l' Yonne pourrait d'ailleurs faire l'objet d'une recherche particulière.

Passons encore quelques instants en compagnie de l'abbé Baudiau. Pour le curé de Dun-les-Places, le sabbat fait partie de l'histoire, et les traditions qui s'y réfèrent reposent sur le souvenir d'événements très réels et relativement récents.

«La croyance aux sabbats, où l'on dansait en rond autour du diable, qui y apparaissait sous la forme d'un bouc et se faisait adorer, était naguère très répandue dans le Haut-Morvan. Son origine remontait au druidisme, qui y conserva, jusque dans ces derniers siècles, d'aveugles sectateurs. Ceux-ci, faisant un odieux mé­lange des pratiques chrétiennes et des superstitions païennes, se rendaient, de nuit et en secret, au fond des forêts les plus sombres, les plus désertes, où quelque vieux druide, déguisé, pendant le jour, en pâtre ou en marchand, leur prêchait l'antique croyance de la caste et les initiait à ses rites.

«Ces réunions impies furent désignées sous le nom de sabbat, et les sectateurs sacrilèges sous celui de sorciers. L'imagination populaire, qui exagère et défigure tout, tenait pour certain qu'ils s'y transportaient par les airs, au moyen d' une graisse diabolique, dont ils se frottaient les membres» (58). Les «sabbatins» auraient donc constitué une véritable internationale de la «vieille religion». Cette idée est encore partagée de nos jours par différents auteurs. Ainsi, le celtisant Gwench'lan Le Scouëzec la défend-il avec insistance dans un ouvrage réédité en 1996 (59).

De même, suivant les auteurs du Guide de la France mystérieuse, qui rap­pellent que les sabbats et autres pratiques de sorcellerie furent sévèrement réprimés jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, «il est vraisemblable que les sorciers et les sorcières ont été groupés, dans toute l'Europe, en sectes ou en sociétés secrètes qui ont op­posé au catholicisme des initiations fondées sur des rites païens archaïques. L'am­pleur des poursuites judiciaires et policières entreprises dans tous les pays de la chrétienté pour exterminer des milliers d'«adorateurs du diable», l'unanimité de la jurisprudence, l'uniformité des aveux et des confessions des accusés sont autant de faits qui démontrent l'existence d'un vaste mouvement de croyances et de prati­ques hérétiques, principalement répandues durant les siècles qui précédèrent et qui suivirent la Réforme» (60).

Mais la théorie selon laquelle l'«ancienne religion» aurait été organisée par-delà les frontières et ce jusqu'à la fin du XVIIIè siècle, n'est-elle pas, à son tour, une construction d'intellectuels sans rapport avec la réalité?
 

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9 - Bref rappel historique à propos des sabbats.

En 1861 paraissait à Vesoul une brochure de 124 pages signée Aristide Déy «membre de plusieurs sociétés savantes», et intitulée Histoire de la sorcellerie au Comté de Bourgogne.

Déy, aucunement influencé par la celtomanie ambiante, rappelle quelques notions élémentaires: d'abord, dès les premiers siècles, l'Eglise a statué sur ces réunions nombreuses de femmes où l'on se rendait la nuit, à travers l'espace, à cheval sur un animal quelconque», sans les qualifier de «sabbats», mais les assimi­lant aux mystères de Diane. Ce sont les termes exacts employés lors du concile d’Ancyre (Asie Mineure), en 315. De plus, les femmes en question, qualifiées de « sceleratae», sont en fait «daemonum illusionibus et phantasmatibus seductae» (à savoir «séduites par les illusions et chimères des démons») et surtout, «credunt et profitentur, se nocturnis horis cum Diana, dea paganorum, vel cum Herodiade, et innumera multitudine mulierum, equitare super quasdam bestias, et multarum _terrarum spatia intempestae noctis silentio pertransire...» (elles croient et affirment que pendant les heures nocturnes, avec Diane, déesse des païens, et même Héro­diade et une foule innombrable de femmes, elles chevauchent des animaux et par­courent de vastes étendues de terrain dans le silence du milieu de la nuit ...» (61).

Les siècles passent et, l'Eglise se contentant de recommander «aux pas­teurs d'instruire et de désabuser les fidèles, et d'empêcher la contagion de ces croyances ­erronées», la sorcellerie «sabbatique» subsiste à l'état latent. Elle ne renaîtra vraiment qu'à la faveur «des agitations religieuses qui se produisirent pendant le grand schisme d'Occident, de 1378 à 1449 ». La sorcellerie ne prit même une déter­mination fixe et une certaine uniformité qu'au moment où la société religieuse fut mise en péril par les perturbations réformatrices et les violentes attaques de Luther, de Calvin et de leurs disciples, c'est-à-dire au commencement du XVIe siècle. Tant que la société religieuse se trouva forte, en un mot, elle fut clémente; quand elle devint faible, elle se fit rigoureuse... elle vit l'hérésie partout et la poursuivit jusque dans la sorcellerie. C'est, du reste, sous la foi des autorités les plus respectables que tout le monde a cru aux sorciers» (62).

C'est là qu'est le noeud du problème, car, comme le rappelle Déy, au vu des minutes d'innombrables procès, «les orgies du sabbat ne laissaient aucun indice accusateur sur le sol. Nous pouvons citer cependant une notable exception. Deux témoins entendus dans l'information poursuivie devant la justice de Montmorot Canton de Lons-le-Saulnier), en 1607, contre Guillemette Jobart, de Quintigny (Jura), qui a été brûlée à Dole pour crime de sorcellerie, ont déposé avoir remarqué dans le bois de Couvette, sur la neige, un rond où nulle empreinte de pas ne condui­sait, dans l'enceinte duquel cependant se trouvaient des vestiges de pas nombreux d'hommes, d'enfants, d'animaux, à peine enfoncés d'un demi-doigt dans la neige. Cette neige, où les hommes entraient jusqu'à la ceinture, était tachée d'urine jaune, et Boguet (auteur du Discours des sorciers) ne doute pas que le sabbat de Quintigny , se tenoit dans ce rond ou cerne, et que le démon y portoit par l'air ses suppots»...

Donc, en réalité, pas de preuves. Plus encore, Déy rappelle «l'impuissance où s'est trouvée la police de cette époque de surprendre en flagrant délit une seule des assemblées de sorciers qui se tenaient plusieurs fois par semaine dans tant de lieux du comté de Bourgogne... Nul même ne s'est vanté d'avoir fait le guet pour se précipiter au milieu d'un sabbat ...» (63).

Au contraire, ce qui revient le plus régulièrement, ce sont les cas de ce que Déy appelle les «sorciers par hallucination volontaire». On ne compte plus les cas de prévenus des deux sexes se vantant de pouvoir se rendre au sabbat, même détenus par l'Inquisition, pourvu qu'on leur laisse «pratiquer l'onction», c'est-à-dire se frotter avec diverses substances enrobées de graisse. Déy cite au nombre de ces substances le pavot, l'aconit, la ciguë, la jusquiame et surtout le stramoine (datura stramonium), le «véritable véhicule du sabbat. Cette plante s'est facilement natura­lisée dans toute la France; on la rencontre fréquemment dans les décombres... Elle a reçu du reste, au baptême populaire, le nom d'herbe aux sorciers ou de pomme du diable, longtemps avant que la science ne s'en soit occupée» (64).

«Les criminalistes n'ignoraient pas que les sorciers se frottassent d'une préparation particulière pour aller au sabbat. La question de savoir si ce transport était réel ou de pure imagination a été souvent agitée, et cependant tous ont été assez ignorants ou assez entêtés dans leur stupide doctrine pour fermer les yeux et les oreilles à une vérité qui eut été la manifestation des erreurs judiciaires du passé» (65).

Aristide Déy cite d'ailleurs une anecdote qui met en scène le mathémati­cien et philosophe français Gassendi (1592-1655). Gassendi se fit, grâce à son auto­rité, remettre un berger que des villageois accusaient de sorcellerie et voulaient livrer à la justice. II l'interrogea et le berger «lui répondit qu'il allait tous les jours au sabbat à l'aide d'un baume qu'il avalait et qu'un de ses amis lui avait donné. Il ajouta qu'il était reçu sorcier depuis trois ans, et Gassendi lui exprima le désir d'y aller avec lui, en prenant sa part de la drogue qui faisait faire ce merveilleux voyage, ce que le sorcier accepta avec empressement... Le berger prit sa pilule, le philoso­phe escamota la sienne, et tous deux se couchèrent comme il avait été convenu. Quelques minutes après, le premier parut étourdi et comme en état d'ivresse, puis il s'endormit. Gassendi ne le quitta pas un instant et l'observa avec attention. Cet homme parla continuellement, débita mille extravagances, conversa avec les dé­mons, et avec ses camarades qu'il croyait sorciers comme lui. A son réveil, il féli­cita Gassendi de l'honorable réception que le bouc lui avait faite dès le premier jour. Touché de l'état de ce malheureux, le philosophe parvint à le désabuser ...» (66).

J'ajouterai personnellement, à l'intention des personnes qui pourraient être tentées d'essayer, ce témoignage d'une élève infirmière, Mlle Marianne R... qui me confia en 1979: «Avec mon copain, à Tours, un jour, on a décidé d'essayer de manger de la datura. Plus jamais je ne recommencerai ! Toute la nuit on a été pris d'une agitation furieuse, sautant dans tous les sens, et, au petit matin, on est allés voir la Loire: elle avait l'aspect d'une dalle de béton...»
 

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10 - Les exploits des «tempestaires». 

Outre les transports chimériques, il reste un détail capital à évoquer à pro­pos des sabbats. Le sabbat, écrit Déy, «dirigeait la fabrication et la dispersion de la grêle. Cette opération, une des plus importantes du sabbat, avait lieu de la manière suivante: il y avait ordinairement de l'eau au lieu où se tenait le sabbat. Les sorciers s'armaient de baguettes, s'assemblaient au bord de l'eau, la battaient avec force jusqu’à ce que des vapeurs s'en élèvent, se condensant, allassent s'abattre en grêlons destructeurs où il plaisait aux sorciers de jeter la désolation, et, pour mieux diriger le fléau,  ils s'enveloppaient souvent dans les nuages avec leur maître, et en surveillaient la marche et les effets. Quand l'eau manquait au lieu du sabbat, les démons et les sorciers pissaient dans un trou pratiqué dans la terre, battaient leur urine avec des verges, et ce succédané n'était pas moins efficace que l'eau claire...» (67).

Rappelons que cette croyance aux «faiseurs d'orage» a été notée en 1872 par Tavoillot à Villemanoche (voir plus haut), ce qui conforte l'idée que la «Pierre de Minuit», avec ses cavités échelonnées et son «chaudron» de soixante litres ait pu détenir les ingrédients essentiels à la matérialisation, dans l'imaginaire manochon d’un scénario sabbatique.

Et ceci, d'autant plus que, d'une façon générale, il était encore tenu pour vrai iusqu'au milieu du XIXe siècle que l'homme pouvait, dans certaines condi­tions arrêter la foudre, la grêle ou la tempête ou venir à bout de la sécheresse. Quelques exemples icaunais suffiront: Moiset rappelle que c'était souvent «aux cloches que l'on demandait d'écarter la nuée pendant que le prêtre disait la Passion­... «Il arrivait même qu'en certains endroits, les habitants étaient embrigadés pour remplir les fonctions de sonneurs pendant les orages», coutume relevée, avec variantes, à Vézinnes, Vermenton, Guerchy, Fleury, Avrolles, Germigny (68)...

Le chanoine Paul Mégnien cite Notre-Dame de Pont-sur-Yonne, que l'on implorait «dans les moments de calamité. C'est ainsi que les gens de Courlon s'y rendirent, une certaine année, pour implorer de la Vierge la cessation d'une longue sécheresse. A leur retour une pluie abondante les arrosa, eux et leurs champs» (69). L’instituteur de Villemanoche avait de fortes chances d'être au courant de ce qui était tenu pour vrai dans les communes voisines. Sans doute considérait-il cela, en son for intérieur, comme un «parasitisme de la vraie foi»...

De même, à l'autre bout du département, Paul Mégnien évoque Notre-Dame­-du-Bon-Repos, à Marcilly-les-Avallon: «la cloche même de la chapelle semblait recevoir de la Madone une influence particulière: plus qu'une autre elle avait le pouvoir de dissiper les orages. Dans le temps des grandes calamités publiques- lors de la peste, en 1636, par exemple - dans les sécheresses et les pluies trop longues, les paroisses voisines venaient en procession offrir des supplications à la Vierge de Marcilly… » (70)

Ainsi peut-on déceler deux faces, l'une sombre et l'autre claire, dans les rapports mystérieux qu'entretiennent les hommes et les éléments. D'une part, sous l’influence de certaines substances ou simplement de certaines personnes, à certains moments, en certains lieux, l'esprit humain peut-il basculer dans les régions maudites, et, parallèlement, les situations dramatiques peuvent-elles l'amener à implorer, par l'intermédiaire de la religion officielle, les forces de la nature, hors de toute rationalité.
 

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11 - Serions-nous tous des hallucinés en puissance ?


Sonneurs de cloches durant un orage - Dessin Rémi Tavernier

Il faut signaler par ailleurs un autre aspect de la croyance aux sabbats. Il est de fait que si les hallucinogènes ou psychotropes ont eu un rôle capital dans la persistance à travers les siècles des thèmes de base du folklore sabbatique, l'usage de ces drogues n'explique pas tout, quand on se souvient avec quelle énergie l'In­quisition et ses épigones ont maintenu en vie cette croyance pour le moins singu­lière. Répéter avec force qu'une chose existe est parfois un bon moyen de lui don­ner un commencement de réalité, voire de provoquer des manifestations du phéno­mène en question.

Il arrive même un moment où le plus important n'est pas qu'il se soit réel­lement produit quelque chose, mais plutôt que des gens aient «vu» et «entendu».

Il faut signaler par ailleurs un autre aspect de la croyance aux sabbats. Il est de fait que si les hallucinogènes ou psychotropes ont eu un rôle capital dans la persistance à travers les siècles des thèmes de base du folklore sabbatique, l'usage de ces drogues n'explique pas tout, quand on se souvient avec quelle énergie l'In­quisition et ses épigones ont maintenu en vie cette croyance pour le moins singu­lière. Répéter avec force qu'une chose existe est parfois un bon moyen de lui don­ner un commencement de réalité, voire de provoquer des manifestations du phéno­mène en question.

Il arrive même un moment où le plus important n'est pas qu'il se soit réel­lement produit quelque chose, mais plutôt que des gens aient «vu» et «entendu».

Dans un passionnant essai intitulé Soucoupes volantes et folklore, le socio­logue Bertrand Méheust a analysé ce qu'il appelle le «folklore des rencontres noc­turnes»". Toutes les époques ont eu des variantes de ce folklore particulier, qui ne nécessite ni mythomanie ni substances hallucinogènes, et dont sont en général vic­times des personnes réputées équilibrées, voyageant seules mais pas toujours, en général de nuit, sans qu'aucun témoin ou aucun indice matériel puisse confirmer leurs dires. Notre fin de vingtième siècle, d'où ont été exilés le diable et le loup, possède deux variantes de la rencontre nocturne qui lui sont propres: les OVNIS, surgis en 1947 dans notre environnement campagnard à la faveur du développe­ment des transports aériens, et le «fantôme qui fait du stop», typique de la civilisa­tion de l'automobile.

Dans le cas des OVNIS, un thème qui revient fréquemment dans les ren­contres rapprochées est l'enlèvement par des scientifiques extraterrestres suivi d'exa­mens médicaux douloureux frôlant parfois la torture, avec traces corporelles restant visibles pendant quelques jours, perte de mémoire, traumatismes psychiques dura­bles conduisant parfois à des crises de mysticisme, et surtout absence de preuves matérielles et de témoins de la présence d'un quelconque vaisseau et de ses occupants.­

Le cas moins connu de l' «autostoppeur fantôme» est également évoqué par Bertrand Méheust comme participant du «folklore routier contemporain». Le scénario semble avoir été vécu par toutes sortes de personnes depuis la fin de la seconde guerre mondiale. J'ai personnellement recueilli un témoignage de cet ordre d’un de mes camarades de classe lyonnais, au milieu des années 60. Un couple roule de nuit sur une route de campagne lorsqu'ils aperçoivent sur le bas-côté une jeune femme qui leur fait signe de s'arrêter. Le conducteur stoppe, la jeune femme monte à l'arrière et prévient le couple de l'existence d'un virage très dangereux à peu de distance de là. Le virage passé, le conducteur se retourne pour remercier l’Autostoppeuse, mais il n'y a plus personne sur la banquette. Arrivé à destination, le conducteur se renseigne et apprend qu'un accident mortel s'est produit quelque temps  avant dans ce même virage, et que la victime était une jeune femme.

Dans La prémonition et notre destin (72), l'écrivain ésotériste Jean Prieur a évoqué deux cas similaires, où des accidents mortels ont été évités suite à l'inter­vention d'une personne connue du conducteur mais décédée plusieurs années auparavant.

Aux alentours du lac de Charavines, encore de nos jours, les gens racontent qu’il se voit de temps à autre une «dame blanche»: victime il y a quelques années d’un accident de la route, elle fait du stop, prévient les automobilistes imprudents, et disparaît mystérieusement... (témoignage de M. Laurent M..., étudiant en Archéologie et fouilleur subaquatique, présent à Charavines jusqu'en 1996).

Il serait imprudent d'aller plus loin dans une voie qui relève de la psychologie des profondeurs. Pour l'éminent folkloriste Jean Drouillet, folklore OVNI et folklore routier ne sont que des adaptations modernes de schémas élaborés depuis des siècles, antérieurement en tout cas à 1850 et à la naissance de la société indus­trielle (conversation téléphonique, février 1998).

Le dernier mot sera laissé provisoirement à un autre historien et conteur icaunais, le chanoine Pierre-Georges Grossier : «Quoi qu'en dise un positivisme naïf et obtus, le monde matériel n'est pas tout. Il est même peu de chose en comparaison du reste. Le monde invisible et intangible existe. Il peut agir dans notre vie. Le rideau fragile des faits régis par les lois de la nature se déchire parfois, et nous entrevoyons alors cette terra incognita, cette région inexplorée dont parle le grand philosophe Bergson avec tant de respect» (73).

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12 - Trésors maudits

Pour en revenir à la «Pierre-qui-Vire», dans tous les cas le dénouement est le même: il y a un trésor, mais il est maudit, et celui qui veut y puiser, dans le meilleur des cas, se retrouve, à l'aube, Grosjean comme devant, les mains pleines de petits bouts de charbon, ou, en d'autres lieux, de feuilles mortes. S'il ne prend garde à s'échapper à temps, il peut perdre ce qui lui est le plus précieux, ou même la vie. Cet avertissement a été largement diffusé dans les campagnes françaises.

Le thème du trésor dévoilé pendant un bref et solennel instant, mais qu'il est interdit de toucher, est complémentaire de celui des prodiges accomplis par les pierres en ce «temps hors du temps» délimité par les douze coups de midi ou de minuit, l'angélus, le premier chant du coq, le lever du soleil au solstice d'été, les trois coups de l' « attolite portas» aux Rameaux, l'évangile de la Résurrection (qui, rappelons le, était récité à l'origine au cours de la Veillée Pascale, cérémonie riche en symboles)...

On ne retrouve cependant d'exemples clairs et circonstanciés de cette asso­ciation des deux éléments de la légende que dans un secteur limité de notre dépar­tement: la Puisaye.

André Bourgeois, dans Contes et légendes de Puisaye'4 raconte une his­toire de trésor maudit: «Le Champ de l'Homme Mort». Entre Villiers-St-Benoît et Toucy, c'était autrefois un bois, un enchevêtrement d'épines acérées cachant un souterrain. Dans ce souterrain, un trésor fabuleux, gardé par le démon lui-même, sous forme d'un loup géant. La terre ne s'entrouvrait qu'au dimanche des Rameaux «lorsque, après la procession, le prêtre, revenu devant la porte de l'église, frappe trois coups avec la croix, et demande à entrer, alors que la voix du chantre répond à l'intérieur. Au premier coup frappé sur la croix, le trésor s'ouvrait, mais il se refer­mait au troisième coup, et le temps était court, malgré les répons en latin qui l'allon­geaient un peu. Pendant ces brefs instants, on pouvait y puiser à même.» Un pauvre «fondeur de chandelles», Marien Milandre, pressé par la misère et malgré le dan­ger, veut tenter sa chance. Au premier coup, «les ronces s'écartent, le souterrain noir se montre, deux vantaux glissent et s'ouvrent tout au fond. Marien se hâte, il saute dans le trou, il court... et s'arrête, ébloui par la splendeur des pièces entassées. Il en saisit à poignée et, conscient du retard pris à admirer, il se retourne pour fuir. Trop tard ! Les vantaux se referment; contre lui, dans l'obscurité maintenant com­plète, il sent la gueule rouge et infernale du carnassier aux yeux de feu. L'homme est pris.» ...On ne le retrouva que le mercredi suivant, «tout en lambeaux, le visage ensanglanté par les ronces; il écartait désespérément deux bras nus d'où les mains manquaient et d'où le sang dégoulinait abondamment...» Peu après, épuisé par l'horreur et l'hémorragie, Marien trépasse.

André Bourgeois note qu'une histoire identique lui a été contée: «le trésor était caché dans le «Bois du Guimiot», à Saint-Fargeau, et la victime, une femme Greslin.»

Quant à son éditeur, il ajoute en note: «Une histoire identique est située par les Toucycois au terrier des Cornillats. Le temps imparti au «candidat» expirait avec le dernier coup de cloche qui sonnait la messe de minuit.»

Charles Moiset rapporte une légende identique à celle de «l'Homme Mort», localisée à Tannerre-en-Puisaye, dans les ruines de l'ancien fort de la Motte-sous-­Champlay, à cette différence près qu'il n'y a pas de gardien du trésor et qu'il est recommandé à l'audacieux de se retirer avant que la procession ne soit rentrée dans l'église, sinon «la porte du trésor se refermerait et l'ensevelirait vivant»".

Ainsi, Morvan et Puisaye ont nourri des traditions de trésors maudits dont il faut se garder d'approcher lorsque, suivant l'expression du chanoine Grossier «le rideau fragile des faits régis par les lois de la nature se déchire».

Il nous faut à présent remonter jusqu'à Verlin, en pays saltusien, pour nous retrouver en terre de féérie. L'abbé Désiré Lemoine, curé de Verlin, écrivait en 1853 à son supérieur hiérarchique, le curé-doyen Girard, de Saint-Julien-du-Sault, à propos du hameau des Guillots : «C'est dans ce village qu'un chasseur distingué tira plus de trente coups de fusil sur un lièvre boîteux et, quand il voulut mettre la main dessus pour le prendre, le lièvre s'avisa de parler comme un homme. C'est encore là que l'on voit, pendant la messe de minuit, la terre s'entrouvrir et que l'on aperçoit un trésor qui ferait la fortune de tout le monde, si on pouvait s'en emparer…» (76). Ainsi le modeste hameau des Guillots nous rappellera-t-il, d'un double clin d'oeil malicieux, le souvenir du bestiaire satanique et du trésor de Noël évoqués notamment à propos de la Pierre-qui-Vire.

Il n'a pas été possible jusqu'ici de relever une tradition équivalente en Sénonais, à l'exception de la légende du Biquin d'Or, et encore se situe-t-elle en marge du territoire sénon. A Ferrières-en-Gâtinais, le Biquin donc le chevreau, est censé apparaître dans des conditions précises. Le bon moment, c'est pendant la Messe de Minuit, au moment de l'élévation. L'enfant de choeur commence par donner un coup de sonnette et les fidèles, agenouillés, doivent baisser la tête et regarder vers le sol. Suivent trois coups brefs pendant lesquels le prêtre élève une grande hostie et le calice. Enfin une dernière sonnerie autorise les fidèles à se redresser. Mais atten­tion. précise la légende, c'est sur la route du Biquin d'or que la terre s'ouvrira, à une condition expresse, que tous les habitants se donnent la main autour du village ! Le plus étonnant dans ce «cercle magique», qui suppose l'absence de toute la commu­nauté d'une des cérémonies les plus importantes du cycle chrétien, est que cette légende soit citée au présent et non comme une superstition d'autrefois... (rapporté par Mme Françoise Souchet). Ferrières a intégré le fabuleux animal dans son patrimoine: il y a dans cette ville une rue du Biquin d'Or.

A cette exception non icaunaise près, on peut seulement signaler quelques particularités toponymiques évoquant les trésors cachés sous des pierres, comme les lieux-dits «La Pierre l'Argent», à la Chapelle-sur-Oreuse et la «Pierre aux Ecus» à Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes.

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13 - Trésors de bon aloi... mais inaccessibles.

Survolons à présent le département du sud au nord: ce sont de plus aimables trésors que nous rencontrerons, mais tout aussi enclins à rester cachés. Point de gardien menaçant, point de couvercle s'écartant à «l'heure magique», mais une tradition tenace, s'appuyant sur de plus ou moins obscurs faits d'histoire.

Avant de quitter la Puisaye, attardons nous un peu au château de Ratilly. Pierre-Georges Grossier (77) nous conte la légende du «trésor des Jansénistes». Lors de l'arrestation des jansénistes à Saint Fargeau, le 16 octobre 1735, le châtelain de Ratilly, M. Carré de Montgeron, chez qui les «hérétiques» avaient toujours été bien accueillis, en conçut quelque inquiétude et décida de mettre à l'abri un «important trésor» qui lui servait à financer le mouvement et faire paraître la revue Les Nouvelles Ecclésiastiques.

«Quelques hommes, des plus sûrs, des plus forts et des plus discrets, furent choisis pour creuser une cachette introuvable dans une cave ou sous une des tours, ou sous une des murailles du grand château. Armés de pioches et de pelles, ils travaillèrent en secret pendant quatre nuits pour faire une excavation de trois mètres de profondeur. Pendant ce temps, le trésor, contenant des milliers de pièces d'or, des diamants, des pierres précieuses de toute couleur, des perles fines, des bijoux variés, des vases liturgiques de haut prix, fut enveloppé dans une peau de chèvre, et placé avec mille précautions dans un fort baril de chêne. Ce baril lui-même fut introduit dans un tonneau un peu plus grand, tapissé de sable et de chiffons, et le tout, bien foncé et bien bondonné, fut descendu dans l'excavation, où il n'a jamais été touché, depuis deux cents ans...»

Le chanoine Grossier a beau objecter à son informateur que M. Carré de Montgeron, ayant tranquillement vendu son château cinq ans plus tard, avait eu tout le loisir de récupérer le trésor, le merveilleux l'emportera sur la vraisemblance et la légende occultera la réalité prosaïque.

Si la légende du trésor de Ratilly s'enracine dans des faits historiques, il est plus malaisé de percevoir l'origine possible des légendes du «veau d'or». Charles Moiset rapporte qu' «au territoire de Saint-Moré..., sur la rive gauche de la Cure, existe une sorte de mardelle appelée le Puits à la Dame. La tradition rapporte qu'un veau d'or a été caché dans ce puits en partie comblé. Il en serait de même pour un puits d'Arcy-sur-Cure... et pour les souterrains de l'ancien château de Ville-Auxerre.» (Il s'agit du plateau de Chora) (78). Le nom même de «puits à la dame» évoque un peu le «trésor des fées» de la Pierre-qui-Vire, mais il manque deux éléments détermi­nants: l'heure magique et la mise en garde.

Plus typique du folklore des villes est la légende de la «Chaîne d'Or» de Sens. En voici une version ancienne, due à Dom Guillaume Morin, abbé de Ferriè­res-en-Gâtinais « 79), qui, après avoir rappelé la fondation légendaire de Sens par Samothès, petit-fils de Noé, écrit: «Sous le seizième roy qui commanda aux Gau­lois, nommé Allabrogus, cette ville fut appelée Allabria, jusques à ce que sous l'empire des Assyriens le cinquiesme du règne d'Orphatenes elle changea son nom en celuy d' Orbendelle, parce qu'elle estoit ceincte et bandelée de trois chaînes d'or pur, et garda ce nom jusqu'au quinziesme an du règne d'Artaxerxès que quelques uns prennent pour Assuérus. Et dit-on que pour cette raison les Senonois ont été longuement appelez auratae: si ce n'est que allant à la guerre, et mesme en leurs maisons, ils se doraient les membres.»

Pour Dom Morin, l'explication du nom d'Orbendelle (ou Orbandelle) est donc soit la triple chaîne d'or, soit l'habitude des sénonais de se barbouiller, à l'ins­tar des Pictons, de couleur dorée.

En 1846-47, des fouilles furent effectuées dans les tombelles de Saint-Martin-­du-Tertre. Malgré l'absence de découverte sensationnelle, l'affaire dut quelque peu échauffer les esprits. Peut-être est-ce la raison pour laquelle la légende de la chaîne d'or semble rajeunir d'un seul coup. Augusta Hure y fait allusion en effet dans «Le Sénonais aux âges du bronze et du fer»", à propos des fameuses tombelles : «Ces deux éminences de terre, édifiées sur la crête du coteau, ont de tout temps frappé l'imagination populaire. Dans la pensée des gens, on aurait trouvé, dans le tertre le plus rapproché de l'église de Saint-Martin, une monnaie de Phara­mond, et on se demande d'où sortent les sources de cette légende, assez constante en Champagne. En effet, on nous montre entre Fismes et Reims, le tombeau de Pharamond. [ nota: Pharamond, père mythique de Clodion-le-Chevelu, a été consi­déré jusqu'au XIXe siècle comme le premier des rois de France. On allait jusqu'à dire qu'il descendait du roi Priam.] C'est dans cette même tombelle de Saint-Martin que doit exister une chaîne d'or faisant le tour de la ville de Sens. D'autre part, une vieille tradition nous rapporte que Sens portait le nom d'Orbandelle parce que pré­cisément la fameuse chaîne d'or, massive et soutenue à des crampons, entourait la ville à l'égal d'une ceinture.»

Augusta Hure s'efforçait en général de trouver au merveilleux une explication rationnelle. Dans ce cas précis, elle émet la théorie suivante: «Il faut voir dans cette fiction les rangs de briques qui formaient une ceinture (sans doute brillante sous le soleil) aux murailles gallo-romaines de la cité. De là le nom d' «Orbandelle» ou bande d'or et «Aurea Civitas». Le vieux nom d'Orbandelle se retrouve pour Châlon-sur-Saône, l'illustre Orbandale, et pour le Mans; il a été de même appliqué à une partie des murs romains d'Auxerre, dont une rue actuelle a conservé le nom.» Ajoutons à cette liste l'«Orle d'or» de Semur-en-Auxois...

On trouve le même souci d'explication historique chez Victor Petit à pro­pos de la «table d'or» de Villeneuve-la-Dondagre (81). L'église de ce village, nous dit Victor Petit, «a été construite probablement par les moines de Hongrie, abbaye dont il restait encore quelques ruines, à peu de distance du village, et au milieu des bois. Cette moinerie, car c'est ainsi que l'on nomme, dans le Gâtinais, les établissements religieux d'autrefois, a été ruinée, dit-on, vers les premières années du XVème siècle. La tradition veut qu'on ait trouvé dans ses ruines «une table d'or» probable­ment un rétable doré, émail et cuivre, du style byzantin. Autour de cette table ornée d'une inscription, les savants du village auraient lu ces vers:

Un peu plus bas cherchez

 Plus belle que moi trouverez.

«On chercha, on fouilla tout le terrain enclavé dans les fossés qu'on recon­naît encore aujourd'hui, mais hélas ! bien inutilement. Quoi qu'il en soit, beaucoup de braves gens sont persuadés que les ruines de Hongrie renferment un trésor considérable. Dans presque tous nos villages, là surtout où il y avait eu un château féodal ou une abbaye, on m'a raconté des histoires merveilleuses de découvertes de trésor. Le fond de ces récits est vrai le plus souvent, mais, racontés sans cesse, ils ont été dénaturés et amplifiés...»

A Lailly, la ferme de Mondogat occupe le point le plus haut de la contrée. C'est aussi, disait Armand Lapôtre, «la ferme la plus dure de la région», qu'il ap­pelle d'ailleurs souvent «Montaugast», ce qui signifie le «mont à la mauvaise terre». Dans son dernier cahier, écrit entre 1943 et 1946 (archives familles Lapôtre- Horsin), Armand Lapôtre note ceci, p. 4: «Sur le sommet, en labourant, mon filleul Allain Charles de Lailly avait coupé un pot rempli de monnaies d'argent qu'il avait donné à son maître qui les a données à Sens, je crois qu'elles ont été données au Musée. Une vieille légende dit qu'il y a cent mille francs de cachés sur Mondogast.»

Joseph Perrin a consacré quelques lignes à cette question dans le BSAS tome 36 de 1931-33: «Mondogat a été également habité à l'époque romaine, ainsi qu'en témoigne la découverte d'un trésor de monnaies impériales d'argent du IIIème siècle, découvert sous une roche, non loin de la ferme. Notre Société conserve un lot important de ces monnaies, décrites au tome 33 de notre bulletin (p. 149). M. Prou a fait ressortir l'intérêt de ce trésor qu'il supposait avoir été enfoui à l'époque des grandes invasions»`.

«Les anciens, du hameau voisin des Hautes-Bergeries, m'ont souvent ré­pété, il y a soixante ans, qu'un trésor de 200 000 francs s'y trouvait caché. Ils ajoutaient avec une étrange insistance qu'un certain Lagarrigue y fabriquait de la fausse monnaie à l'aide de grandes aiguilles de cuivre.

«Quel ne fut pas mon étonnement quand j'appris par l'histoire qu'en effet Pierre de Lagarrigue de Miraumont, écuyer ordinaire du roi, avait rendu le 18 dé­cembre 1592, foi et hommage à Mademoiselle de Bourbon, dame de Bourdenay, pour la Seigneurie de Lailly, à laquelle il avait réuni les fiefs de la Tournerie et du Haut et Bas Mondogat. Il était gouverneur, de Nogent-sur-Seine, conseiller en la Chambre du Trésor à Paris et lieutenant de la prévôté de l'Hôtel. Il mourut en 1611. C'était un homme distingué, auteur de plusieurs ouvrages dont Tarbé nous donne les titres. Peut-être doit-on rechercher dans ces fonctions à la Chambre du Trésor, jointes à quelques expériences d'alchimie, l'origine du «trésor de Mondogast».

Pour fixer les idées sur les cent ou deux cent mille francs, rappelons que vers 1848, en Morvan, un instituteur de campagne touchait un traitement annuel compris entre 200 et 400 F, et qu'un journalier non nourri touchait entre 0,75 F et 1 F pour les femmes, et 1 F à 2,50 F pour les hommes".

Autre trésor perdu dont l'origine semble claire: le coq d'or de Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes. Plus d'un voudrait savoir où il est emmuré! En fait, le curé Jean Brun, qui était aussi prêteur, aurait à la Révolution de 1789 mis à l'abri dans un mur le coq de l'église avec des pièces d'or, mais ce trésor est resté depuis introuvable (rapporté par M. Pierre Millat)...

Cette promenade parmi les secrets de l'écorce terrestre se termine à peu de distance de Villemanoche, sur la rive opposée, avec la légende plus rustique et plus énigmatique du «Coq d'or» de Michery. Elle m'a été rapportée récemment par M. Maurice Mignardot. J'étais en quête de renseignements sur le lieudit «le Désert», où d'après Philippe Salmon, «il y a cinquante ans, sous une roche, on a découvert une vingtaine de squelettes humains, dans une espèce de caveau...» Le Diction­naire ayant été rédigé en 1875, la découverte du «Désert» remontait donc à 1825 environ. Mais où est donc ce «Désert»? M. Mignardot m'a précisé que c'était un terrain situé à la sortie nord-est de Michery, au bout de la rue des Bois... et que c'était là «que d'après les anciens, était enterré le Coq d'or de nos ancêtres les gaulois.»

Cependant, ajouta-t-il, personne à Michery n'a l'air d'être au courant de la découverte de 1825. De plus, «on a pu voir que la légende du Coq d'or était fausse: quand on a creusé là pour le passage du TGV on n'a rien trouvé...» Mais avait-on bien cherché ?... Et n'est-ce pas la découverte de la sépulture sous roche du «Dé­sert» qui aurait réanimé... ou créé la légende du coq d'or ? Je m'en suis ouvert à nouveau à M. et Mme Mignardot le 4 février 1998. Mme Mignardot m'a dit ceci:

 «Cette légende est ancienne, mon père la racontait déjà. En fait, son origine est inconnue. Elle pourrait faire référence au coq de l'ancienne église de Michery, dont on ne sait où elle se trouvait.»

M. Pierre Collot, 65 ans environ, ancien garde-chasse à Michery, m'a con­firmé que les anciens du village se racontaient l'histoire du coq d'or. «Défunt mon père m'en a parlé, il avait lu cela dans un livre ancien sur Michery. Quand ils ont fait les fouilles du TGV au Désert, on est allés voir: peut-être allaient-ils trouver le coq d'or? Et ils n'ont rien trouvé, mais la légende est restée.» (Les fouilles du TGV étaient plutôt une autorisation donnée à Jean-Yves Prampart de surveiller des tra­vaux menés tambour battant, sans guère de souci de préserver d'éventuels vesti­ges...) Et M. Collot me confirme ne rien avoir entendu dire de la découverte des squelettes sous une roche, fait qui semble donc effacé de la mémoire orale de Michery.
 

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14 - En guise de conclusion: le crâne de la Bertauche.

A Thorigny-sur-Oreuse, dans le bois de la Bertauche, non loin de la tuilerie Saussier, fut implantée en 1868 une statue de la Vierge Marie. Ce fut le début des pèlerinages annuels à «Notre-Dame des Roches».

Un siècle plus tard, un dolmen était découvert à une quarantaine de mètres de la statue. Au cours de l'été 1987, une fouille de sauvetage eut lieu sur ce site. A la déception des archéologues, le mobilier découvert se limita à quelques éclats de silex et fragments de charbon de bois, à l'exception d'une partie significative d'un gobelet de céramique noirâtre qui, restauré par un spécialiste parisien, M. Delmas, devrait figurer un prochain jour dans une vitrine du Musée de Sens.

Au cours de l'année 1996, je m'efforçai de réunir les parcelles d'informa­tion devant permettre de rédiger le compte-rendu de cette fouille déjà vieille de 9 ans. J'appris avec stupeur d'un habitant de Thorigny que les fouilleurs avaient trouvé sous le dolmen... un crâne humain ! Henri Cymerys, Daniel Buthod-Ruffier et Christian Séverin, interrogés par moi à ce sujet, avouèrent leur perplexité: rien de tel n'avait été trouvé, ni même le moindre fragment d'ossement, humain ou autre...

Malgré celà, la conviction semble s'être incrustée dans la pensée d'un certain nombre de Thorigniens que des ossements ont été trouvés sous le dolmen. Dans cette vallée dolménique de l'Oreuse, l'identification du dolmen à une sépulture est donc acquise, et qui dit sépulture dit ossements et surtout crâne, dont les orbites vides laissent passer un peu du regard de l'homme préhistorique...

Comme l'écrit Mircéa Eliade (85): «C'était le mythe qui disait vrai: l'histoire véritable n'était déjà plus que mensonge. Le mythe n'était-il d'ailleurs pas plus vrai, du moment qu'il faisait rendre à l'histoire un son plus profond et plus riche...

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Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie du Canton de Villeneuve-sur-Yonne

ETUDES VILLENEUVIENNES N° 26

Edité en 1998 par l’Association « Les Amis du Vieux Villeneuve sur Yonne » 

Pierres animées, trésors mythiques ou le temps suspendu

Par Pierre GLAIZAL
 

Consulter le catalogue des publications de l'Association :  http://amivv.free.fr/publications/catalogue.htm

 


Notes :

1. - Paul Sébillot, Folklore de France - La terre et le monde .souterrain, rééd., Imago. 1983, p. 162-163.

2. - Paul Sébillot, Folklore de France - Les Monuments, rééd., Imago, p. 37-38, 55-56, 74-75.

3. - Abbé Urbain Prunier, Noms des finages des communes de l'arrondissement de Sens. Manuscrit 1855, Bibliothèque de la Soc. Arch. de Sens.

4.-J.A. Tavoillot, Villemanoche, histoire et géographie, manuscrit 1878, Bibliothèque de la S.A.S., p. 27.

5. - G. Bidault de l'Isle, Vieux dictons de nos campagnes, Nouvelles éditions de la Toison d'Or, 1952, tome II, p. 252.

6. - Philippe Salmon, Dictionnaire Archéologique de l'Yonne, p. 336.

7. - Abbé V. Horson, Recherches historiques sur Pont-.sur-Yonne, Sens, Duchemin, 1878, p. 7.

8. - Tavoillot, rn.s. cit., p. 28 et 30.

9. - Ms. cit., p. 29.

10. - Pierre Glaizal, Le silex et le grès, A.V.V., Collection «Terre d'Histoire», 1997, p. 21.

11. -Copie par Urbain Prunier du manuscrit original des Recherches historiques sur Pont-sur-Yonne. 1873. P. 5 et 6. (Bibliothèque de la S.A.S.)

12. -A.D. Yonne, G 673. Chapitre de Sens. Registre des causes de l'officialité. (1645-1651).

13. - Texte dactylographié, Séance de la S.A.S. du 6 juillet 1949 (Archives S.A.S.).

14. - Claude Hohl, «Hérésie ou sorcellerie'? La Vauderie à St-Aubin-Châteauneuf au XVe siècle», Actes du 39' congrès de l'ABSS, Toucy, 1968, Ass. d' Etudes et de Recherches du Vieux Toucy, p. 95 à 99.

15. - Op. cit., p. 96.

16. - Op. cit., p. 98.

17. - Abbé Urbain Prunier, op. cit.
18. - Ch. Moiset, Usages, Croyances, traditions, superstitions de l'Yonne, Auxerre 1888, réédition Jeanne Laffitte, 1982. p. 157.

19. - Arch. S.A.S., carnet de croquis de Fr. Lallier.
20. - Joseph Perrin, «La forêt de Lancy et ses souvenirs antiques», B.S.A.S., tome XXIX, 1915, p. 82.

21. -Abbé Urbain Prunier, op. cit.

22. - Fernand Niel, La civilisation des mégalithes, Plon, 1970, p. 29-30.

23. - Ph. Salmon, op. cit. p. 307.

24. - Archives privées de M. Raymond Lapôtre.

25.-Dr Atgier, Bulletin de la S.P.F., 1912. Cité par Monique Olive. «Inventaire des mégalithes de la Seine-et-Marne. Mémoire de maîtrise, Paris I, 1972, p. 51.

26. - E. Garcin, Dictionnaire Historique et topographique de la Provence, 1835, cité dans le Guide de la Provence mystérieuse, Tchou, 1979, p. 207.

27. -Paul Sébillot, Folklore de la Fran(e. Les monuments, p. 36.

28.-Op. cit, p. 37.

29.-Salmon,op, cit., p. 175.

30. - Témoignages de l'instituteur Michaud, cité par Salmon, op. cit., p. 175.

31. -Paul Sébillot, Folklore de !a France. La Terre et le monde souterrain. p. 163. 3?. - Abbé Baudiau, Le Morvand, tome l, 2` édition, Nevers, 1865, p. 337.

33.- Paul Sébillot. Folklore de France. Les eaux douces. Imago, 1983. p. 117 à 121.

34.-M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, 1957. Réed. Folio, 1989, p. 203.

35. - Ch. Moiset, op.cit, p. 86.

36. - Chanoine Grossier, Récits et légendes de Puisaye, Auxerre, 1954, p. 2.

37. - Ch. Moiset, op. cit., p. 86.

38.-B.S.S.Y., 1937,p.321 à324.

39. - Abbé Brullée, Histoire du Père Muard, Sens, Duchemin, 1864, p. 483.

40. -Paul Sébillot, Les Monuments, p. 110.

41. - Victor Petit, Description des Villes et campagnes du département de l'Yonne, volume II, Arrt. d'Avallon. Gallot, Auxerre, 1870, p. 218.

42. - Ibid., p. 187.

43. - Abbé Henry, Mémoires historiques sur le canton de Quarré-les-Tombes, 1re partie, Avallon, 1875, p. 5 et 6.

44. - A.L. Morlon, Une excursion dans le Morvarul en 1872, rééd. Editions de Civry, Avallon, 1979.

45. - Abbé Poulaine, Guide du touriste dans l'Avallonnais, Avallon, 1900, p. 78.

46. - Jean Puissant, Mélusine. Contes et légendes de Basse-Bourgogne. COOPED, 1950. p. 79 à 89.

47. - G. Bidault de l'Isle, vieux dictons de nos campagnes. Nouvelles Editions de la Toison d'Or, 1952, tome II. p. 254 à 260.)

48.-A. Guillaume, L'Ame du Morvan, Saulieu, Gervais, 1923.

49. - G. Bidault de l'Isle, op. cit., p. 259.

50. - J. Puissant, op. cit., p. 80.

51. - P. Sébillot, Folklore de France, La faune, p. 70-71.

52. - Abbé Baudiau, op. c it., p. 54-60.

53. - A.J. Greimas. Larousse de l'Ancien Français, 1992, p. 455.

54. -Op. cit., p. 60.

55. - Abbé Baudiau, Le Morvan, tome III, 2` édition, Nevers, 1865, p. 205.

56. - P. Sébillot, La terre et le monde souterrain, p. 163. 57. - Salmon, op. cit., p. 229.

58. - Abbé Baudiau, Le Morvand, tome I, 2` édition, Nevers, 1865,p. 44.

59. - Gwench' Ian Le Scouëzec, Bretagne, terre sacrée, ch. x : « La religion des sorciers», Coop Breizh, 1996, p. 171 à 186.

60. - Guide de la France Mystérieuse, Presses Pocket, 1975, p. 109.

61. -A. Déy, Histoire de la Sorcellerie au Comté de Bourgogne, Vesoul, 1861, p.87.

62. -Ibid., p. 88, 89.

63. - Ibid., p. 122.

64.-Ibid, p. 91.

65. -Ibid., p. 93.

66, -Ihid, p. 94.

67. - Ibid., p. 9.

68. - Ch. Moiset, op. cit., p. 119.

69. -P. Mégnien, Notre-Dame chez nous, Joigny, 1958, p. 29.

70. - Ibid., p. 123.

71. - B. Méheust, Soucoupes volantes et folklore, Mercure de France, 1985.

72. - J. Prieur, La Prémonition et notre destin, Robert Laffont, 1989, p. 81 à 85.

73. - Chanoine Grossier, Récits et légendes de Puisaye, Auxerre, 1954, p. 14.

74. - A. Bourgeois, Contes et Légendes de Pui.saye, Association d'Etudes, de Recherches et de Protec tion du Vieux Toucy. 2c édition, 1983, p. 29 à 34.

75. - Ch. Moiset, op.cit., p. 101.

76. - A.D. Yonne, F 420 : «Lettre du curé de Verlin au doyen de Saint-Julien-du-Sault». - Ce texte, par ailleurs très riche, a été présenté et commenté par Pierre Millat sous le titre «Quelques notes de folklore saltusien à Verlin en 1853», Etudes Villeneuviennes n" 18, 1992, p. 59 à 67.

77. -P.-G. Grossier, Récits et légendes de Puisaye, p. 51 et 52.

78.-Ch. Moiset, op.cit., p. 97.

79. - Dom Guillaume Morin, Histoire générale des pays Gastinois, Senonois et Hurepois, à Paris chez la Veuve Pierre Chevalier, 1630, p. 599.

80. -A . Hure, Le Sénonais aux Ages du Bronze et du Fer, Sens, p. 271-272.

81. - V. Petit, Les Environs de Sens, Extrait de: Annuaire de l'Yonne, 1843 à 1849, p. 97.

82. - Op. cit., p. 259.

83. - Liliane Pinard, Les mentalités religieuses du Morvan au XIXe .siècle, Editions universitaires de Dijon, 1997, p. 161 et 182.

84. -Ph. Salmon, op. cit., p. 263.

85. - M. Eliade, Le mythe de l'éternel retour, Paris, Gallimard, 1969, p.61.


Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie du Canton de Villeneuve-sur-Yonne

ETUDES VILLENEUVIENNES N° 26

Edité en 1998 par l’Association « Les Amis du Vieux Villeneuve sur Yonne » 

Pierres animées, trésors mythiques ou le temps suspendu

Par Pierre GLAIZAL
 (Dédié au frère Orsise Gimé, archiviste de l'abbaye Sainte-Marie de la Pierre-qui-Vire, pour son aide précieuse.)


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