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Auxerre: "Le petit âge de glace"

Dans la rue du Pont, le cheval dérapa sur le verglas et s'affaissa en gémissant. Dévorés de froid et de faim, trente enfants en guenilles l'encerclèrent aussitôt de leurs spectres menaçants.

En ce mois de janvier 1710, le ciel restait d'un bleu accablant, et déversait sur la terre une chape de froid. Il n'y avait pas de neige, et nuit après jour la froidure pénétrait dans les sols, enserrant de son linceul de pierre tout ce que les paysans avaient semé. L'hiver passé, les vignes avaient gelé; cet hiver-là, ce furent les blés qui succombèrent. Dans les forêts, le silence était troué par les craquements des arbres qui se fendaient. Dans les caves, le vin à son tour se pétrifia. Depuis plusieurs semaines déjà, on avait renoncé à enterrer les morts : statues de chair glacée, les cadavres s'alignaient dans les granges, en attendant qu'il fut possible aux fossoyeurs d'entamer le sol des cimetières.

Comme depuis quinze ans, la récolte de l'été passé avait été d'une effrayante maigreur; les rivières gelées, la navigation paralysée, les routes désertées, on ne pouvait désormais rien espérer de nulle part. Toutes réserves épuisées, on en était venu à faire du pain avec des racines de fougères, quand on pouvait les déterrer. Dans certains cantons, le tiers de la population disparut en un hiver.

Pendant près de vingt ans, à cheval sur la fin du XVIIème et le début du XVIIIème siècle, les vagues de froid s'étaient succédé, alternant avec des étés anormalement torrides, ou au contraire des déluges insensés. On appela cette époque « le petit âge de glace - ; dans cette marée de misère que furent les dernières décennies du règne de Louis XIV, le paroxysme fut l'hiver 1709-1710, qui ensevelit notre région dans un froid démesuré.

Les campagnes de ce temps-là étaient surpeuplées, avec des foules de gens qui erraient de ferme en ferme pour louer leurs bras. Très souvent, ces « manouvriers - étaient des enfants, que leurs parents livraient aux chemins avec pour unique mission d'arriver seuls à subsister. Car il n'y avait pas assez à manger pour les familles trop nombreuses, et la priorité absolue revenait aux très jeunes enfants. A 7 ans, il fallait parfois gagner sa vie, ou du moins son écuelle et sa tranche de pain, et un grenier pour y dormir. Si les récoltes étaient trop mauvaises, nul paysan n'avait besoin des enfants des autres, et envoyait les siens chercher ailleurs leur chance et leur pitance. Pendant le « petit âge de glace », orphelins, abandonnés ou livrés à leur destin, des milliers d'enfants errèrent ainsi dans les campagnes, pour mendier du travail, une aumône ou un quignon de pain. Lorsque survint le grand hiver et que nulle part il n'y eut plus n'en à manger, ils succombèrent par milliers, épuisés, gelés, ou sous les crocs des loups. Violacés par le froid, ivres de faim, les rescapés affluèrent sur Auxerre, sur Joigny, sur Avallon, vers toutes ces villes où ils avaient encore l'ultime espoir de trouver un abri pour dormir, et quelques miettes à ronger.

Lorsque le cheval tomba, les affamés comprirent aussitôt qu'il ne se relèverait jamais : une patte était cassée. Et un cheval, c'était chaud, c'était bon, c'était de la viande à manger. Comme aspirés par un aimant, les enfants affluèrent autour de l'attelage, en une horde qu'attisait la faim. Le cocher vit le danger: jaillissant de ses couvertures et hurlant sa colère, il cingla de son fouet le premier visage qui s'approcha trop près. Après un bref recul, les spectres

à nouveau avancèrent, le regard flamboyant. Le cocher hurla encore, frappa et refrappa, comme un forcené. Mais leur faim était plus terrible que la morsure du fouet. Des couteaux furent pointés et des bâtons brandis; le cocher fut repoussé, bousculé, piétiné. Mais ce n'était pas à lui qu'on en voulait.

Des dizaines de mains aggripèrent le cheval qui se débattait et hennissait sa douleur. Et à coups de couteaux, sur l'animal encore vivant qui se convulsait en ruades désespérées, les affamés s'acharnèrent avec une indicible sauvagerie : parvenir à la bête, lui arracher par les ongles et par les dents une poignée de chair sanglante, arracher à son voisin de malheur le morceau qu'il venait d'arracher, chacun n'eut plus en tête qu'une obsession, de la viande pour manger.

En moins d'un quart d'heure, sous les doigts enfiévrés d'une meute sans cesse grossissante, le cheval fut ouvert, éventré, déchiqueté. On se battit sur lui, pour se voler ou se partager les muscles qu'on extirpait, le foie, le cœur, tout ce qui pouvait se manger. On se battit pour les os, qu'on espérait ronger, pour le crâne qu'on voulait défoncer. Tout à l'heure spectres prostrés, immobiles et terreux, les enfants maintenant étaient devenus fous, des démons grouillants et ruisselants de sang.

Les plus âgés s'enfuirent dans les vignobles qui ceinturaient la ville. Ils y arrachèrent des « pétiots », ces grands pieux de bois qui soutenaient les vignes, ou brisèrent des ceps que le gel avait détruits : le couteau à la main pour ne pas se faire dérober leur proie, ils se firent cuire à la flamme un morceau de cheval. Et dans les encoignures de rues, serrés contre la pierre, de leurs ongles et de leurs dents ensanglantés, comme des bêtes sauvages, des gamins affamés eux aussi se mirent à manger, à dévorer un peu de viande crue qui déjà s'était glacée.

 

Texte tiré de l’ouvrage d’André Ségaud « UNE VILLE UNE HISTOIRE Chroniques des pays de l’Yonne »

Editions de l’Yonne Républicaine. 1989


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