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L'étincelle de vie
AUXERRE (XIV - XVIII)

 

A l'emplacement de l'actuel palais de justice, il existait jadis un monastère et une église, Notre-Dame la d'Hors. Ce nom signifiait "hors les murs", en dehors des premières murailles qui ceinturaient le cœur d'Auxerre. Jusqu'à son démantèlement pendant la Révolution, ce sanctuaire a été le théâtre de cérémonies nocturnes, pathétiques et terrifiantes.

Dans les siècles passés, l'aube de la vie était jalonnée de tragédies. En année normale, la moitié des enfants échouaient au cimetière avant leur premier anniversaire. Par temps de disette, de guerre ou d'épidémie, les neuf dixièmes succombaient en trois mois ! La mort, en permanence, rôdait autour des berceaux, décimant les mères et moissonnant les nourrissons. S'il arrivait malheur, au moins pouvait-on espérer, en ces siècles d'intense piété, que le petit innocent survivrait dans l'au-delà. A peine le bébé était-il langé que les parents le portaient en hâte à l'église pour le faire baptiser.

Mais il arrivait aussi que l'accouchement tournât au cauchemar et que la femme enfantât d'un bébé inerte et silencieux, d'un petit cadavre qu'aucun soin, aucune tendresse n'arrivaient à réveiller. C'était la hantise de toutes les mères et les femmes accouchaient alors à une telle cadence que rares furent celles qui, au moins une fois dans leur vie, ne subirent pas cette terrible épreuve.

Un enfant mort trop tôt, ou un enfant mort-né, était le signe de la malédiction divine. Expiation de forfait inavoué, annonciateur d'effrayantes calamités, l'Eglise le rejetait avec abomination : le petit cadavre se voyait refuser le baptême et nul cimetière n'acceptait de l'accueillir. II fallait l'enterrer en cachette, dans un trou hâtivement creusé en lisière d'un champ ou à l'orée d'un bois, où très vite il disparaissait sous les crocs des charognards ; ou le jeter la nuit à la rivière, où les écrevisses s'acharnaient sur lui en un macabre festin.

Au Moyen Age, il arrivait encore à quelques vieux prêtres de se laisser fléchir, mais dès le XIVème siècle, la règle fut strictement appliquée et nul ne se risquait plus à oser le signe de croix sur un enfant mort-né ou qui n'avait pas assez vécu. Son âme maudite n'avait pas accès au paradis ; mais Satan n'en voulait pas non plus en son enfer. L'âme des fœtus et des bébés non baptisés errait pour l'éternité dans l'univers mystérieux des Limbes que nos ancêtres n'évoquaient qu'avec une épouvante glacée. Le vent qui hurle dans les bois par les longues nuits d'hiver, c'est le cri désespéré des âmes des bébés ; le cauchemar qui vous plonge dans la terreur, c'est une âme perdue qui se venge sur vous. Les âmes des enfants morts s'acharnent sur les vieilles maisons dont elles font gémir les charpentes ; elles troublent de vase l'eau des rivières et se réfugient dans les marais pour y attirer les enfants imprudents et leur voler leur âme ; elles se réunissent au fond des vallées en épaisses nappes de brouillard pour égarer le voyageur solitaire et le livrer aux loups ; elles ensorcellent les animaux qui dans la nuit se mettent à hurler. Tel était pour nos aïeux le royaume des Limbes, où Dieu rejetait l'âme des fœtus et des bébés non baptisés.

Quant aux pauvres parents, l'œil glacé de l'Eglise les soupçonnait des plus ignobles forfaits. Car si Dieu avait frappé un innocent et le condamnait à errer jusqu'à la nuit des temps, c'était pour châtier un horrible péché enveloppé d'un effrayant mystère. Alors les voisins se détournaient, les amis disparaissaient, la famille reniait ceux qui avaient failli ; les époux se suspectaient et se déchiraient, expiant sans fin un crime que nul n'avait commis. Dans certaines familles, deux, trois, quatre enfants mouraient avant de naître, ou avant de pouvoir être baptisés...

Il ne restait aux parents qu'un très fragile espoir, aux frontières indécises du sacré, pour arracher le bébé aux spectres des Limbes et à la mâchoire des charognards : sur un flanc de Notre-Dame la d'Hors, une petite porte restait ouverte jour et nuit.

On enveloppait sommairement l'enfant dans un chiffon et, de nuit, en rasant les murs, on l'emmenait en hâte vers la petite porte qui ne fermait jamais. On le déposait nu sur un autel, dans une petite chapelle au pied d'une statue de la Vierge : elle tenait dans ses bras le Christ mort, après sa descente de la croix. Elle seule pouvait comprendre la tragédie des mères aux enfants morts, et reculer les frontières de la vie. En présence d'un prêtre qui implorait la Vierge à leur secours, les parents scrutaient alors, pendant des heures, le petit cadavre dans le fol espoir d'une miraculeuse et fugitive résurrection. En se rigidifiant, le corps peut bouger légèrement : un imperceptible mouvement des lèvres, la crispation d'une paupière, un doigt qui se recroqueville, un grincement des os ou des mâchoires, un faible gargouillis dans les entrailles, une larme qui suinte ou une goutte de salive, l'ébauche d'un hoquet ou d'un sanglot ; pendant d'interminables heures on guettait ainsi le bébé, à l'affût du plus petit détail, de "l'étincelle de vie" dont la Vierge effleurerait l'enfant. Au moindre indice, on arrachait le prêtre à ses prières pour qu'il baptise d'urgence le bébé que Marie venait de sauver de la mort pour un instant, et pour l'éternité. Le corps pouvait alors reposer au cimetière des chrétiens, et l'âme trouver la paix au paradis.

Nul ne trichait jamais, car Dieu voyait tout, et l'enfer flamboyait. Mais si des parents, parfois, ressortaient soulagés de Notre-Dame la d'Hors, des milliers d'autres au cours des siècles ont dû abandonner l'église, serrant contre eux leur enfant mort à jamais, et le regard hanté d'un terrible désespoir.

 

André SEGAUD - Chroniques des Pays d’Yonne
Editions de l’Yonne Républicaine - Auxerre - 2000


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