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Le village sur la colline

 

Il était une fois, juché sur une colline, aux portes de la Bourgogne, à une lieue environ des vallées confluentes de l'Yonne et de l'Armançon, un paisible village de quelques centaines d'âmes (434 habitants, selon le recensement de l'année 1841).

Baptisé Mitigana, à l'époque des étonnantes mosaïques gallo-romaines que l'on découvrit dans son sous-sol, il était parvenu jusqu'au 19ème siècle, à peu près sans encombre, au rythme des moissons, au rythme des saisons, et son nom s'était progressivement transformé en celui de MIGENNES. Même la vague de fond révolutionnaire de 1789 n'avait guère troublé la sérénité de cette communauté sans histoire, si l'on en croit les courtes minutes écrites par le curé du moment. Plus tard, les guerres napoléoniennes, Waterloo, Sainte Hélène, la mort du petit caporal et le retour de l'Ancien Régime, ne laisseront pas non plus de traces particulières dans la mémoire collective de la population locale.

Seuls, les travaux de creusement du canal de Bourgogne, qui devaient relier l'Yonne à la Saône, et Migennes (ou du moins une partie excentrée de son territoire), à Saint Jean de Losne, en Côte d'or, avaient ponctuellement bousculé la vie traditionnelle des deux vallées. Mais le gigantesque chantier, commencé sous le règne de Louis XVI, en 1775, s'était rapidement éloigné du pays, pour poursuivre sa route vers d'autres horizons.

Fragment de la mosaïque Gallo-Romaine du Vieux Migennes
IVème siècle

 On prétendait au village que les gros oeuvres de terrassement, de pavage des berges et de construction des écluses (189) parfois monumentales, pourraient s'étaler sur une période de cinquante à cent ans. C'est dire si, dans les années 1800 qui nous occupent aujourd'hui, les habitants de notre région se souciaient peu de l'ouverture de ce long serpent liquide de 242 kilomètres, à la circulation fluviale...

Blottie autour de Saint Pancrace, sa petite église fortifiée du 12ème siècle, la microsociété migennoise, articulée en quelques familles essentiellement paysannes, vaquait, jour après jour, à ses occupations ancestrales, cultuelles, agricoles ou bucoliques, au son des cloches de son robuste édifice.
Matin, midi et soir, à l'heure de l'angélus, dans le ciel des paroisses environnantes, des concerts de carillons se répondaient, de loin en loin, de part et d'autre des vallées : à gauche, une oreille avertie pouvait aisément reconnaître les sonneries des villages d'Esnon, d'Ormoy, du Mont Saint Sulpice; juste en face, au bord de la rivière, celles de Cheny ; à main droite, celles de Charmoy et d'Epineau Les Voves, dont la précédente église avait été emportée par les crues de l'Yonne ; plus à droite, enfin, portées par les vents d'Ouest, celles de la superbe tour octogonale de Laroche Saint Cydroine, bâtie près d'une source qu'on disait miraculeuse...

«Il est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,
D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s’élever,
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui malgré sa vieillesse alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente !... »

écrivait, en ce début de siècle romantique, Charles Baudelaire.

Eglise fortifiée Saint Pancrace, au village du Vieux Migennes L'église en Moyen-Age - XII ème siècle

Sans doute, le poète aurait-il pu composer ses vers, à l'écoute de la symphonie naturelle et pastorale que je viens d'évoquer.

Eglise fortifiée Saint Pancrace, au village du Vieux Migennes
L'église en Moyen-Age - XII ème siècle
Toujours est-il qu'à cette époque, la vie s'écoulait pieusement, paisiblement, chez ces paysans du centre de l'Yonne, terre d'Art et de Bien vivre..., jusqu'à ce jour des années 1840 où, de la route poussiéreuse qui venait de Paris, déboulèrent d'inquiétantes diligences, qui transportaient de bien curieux voyageurs...

Munis de lourdes sacoches, les lunettes sur le front, l'air préoccupé, ces personnages empesés se déplaçaient en groupes, tenaient souvent conciliabules et paraissaient fortement contrariés par la présence d'imposants marécages, à l'embouchure de la vallée de l'Armançon.

On crut qu'il incombait à ces messieurs de préparer la mise en eau du canal de Bourgogne, bien que la construction de celui-ci ne fut pas terminée. Pas du tout!...

A l'issue de démarches officielles faites auprès des autorités locales, on apprit que ces mystérieux voyageurs étaient des techniciens d'Etat, chargé des infrastructures ferroviaires, créées ou en voie de constitution; des intellectuels quelque peu dédaigneux, imbus de leur personne et de leurs connaissances ; ceux-là même que Marcel Pagnol allait brocarder plus tard dans ses films et dans ses livres, sous le vocable "d'in-gé-nî-eurs" (traduction phonétique approximative, avec une pointe d'accent provençal...) .

Comme dans "Manon des Sources", ces "in-gé-nî-eurs" (qui, par définition, ont toujours du génie) s'étaient mis dans la tête d'utiliser les calmes vallées de l'Yonne et de l'Armançon, pour y dérouler un nouvel outil moderne de transhumance : le Chemin de Fer!...

Il s'agissait de poser de longs rails (un mot venu d'Angleterre) sur des millions de traverses de bois, afin de permettre à ces monstres sifflants et soufflants que sont les locomotives, de tirer leurs wagons de 1ère, 2ème ou 3ème classe, vers les climats plus cléments du Midi. Certes, le choix des vallées icaunaises n'était pas encore définitif, mais au sein des plus hautes sphères administratives, on en parlait fréquemment et de plus en plus sérieusement...

A Migennes, première communauté concernée par ce bruyant projet, la population se demandait cette fois, si l'on ne venait pas d'entrer dans le siècle de tous les dangers... Bien qu'habitant relativement loin du théâtre des travaux présumés, (de 2 à 4 Kms, selon les endroits), les paysans du village commençaient à appréhender fortement ce futur proche qu'ils ne maîtrisaient plus.

D'aucuns se souciaient déjà des inévitables nuisances sonores et atmosphériques qu'allait apporter l'activité ferroviaire ; d'autres s'interrogeaient sur les difficultés de circulation et de communication qui allaient se faire jour entre les multiples versants des vallées; d'autres enfin, s'inquiétaient des processus d'expropriation des terres qui allaient malencontreusement se trouver sur le passage du long ruban ferré.

Dans un premier temps, il fallait s'attendre à devoir sacrifier toutes les parcelles qui longeaient les cours d'eau et qui portaient des noms, venus du fond des âges, comme : "Le Champ du Chou" ; "Buisson l'Oiseau" ; "Les Grèves" ; "Préblin" etc....

Mais d'autres terres, situées sur le bas du coteau, étaient susceptibles, un jour prochain, d'être à leur tour réquisitionnées, comme "La côte de Mignotte" ; "Le Pot Levé" ; ou encore "Le Passoir".

Il convenait bien sûr de savoir raison garder et ne pas présumer de la décision définitive des instances parisiennes, mais les agriculteurs migennois sentaient confusément tourner le vent de l'Histoire et du Progrès, dans cette région du centre de l'Yonne qu'ils aimaient beaucoup, et qui, jamais plus, sans doute, ne connaîtrait la quiétude et la douceur des calmes soirées d'antan.

Au même instant, dans les salons feutrés de la capitale, une sourde bataille politique et économique faisait rage pour définir le tracé suprême, qui relierait Paris aux rives de la Méditerranée. Des trois grandes directions proposées (L'Est, par Troyes-Dijon-Lyon ; le Sud-Est, par Sens-Migennes-Tonnerre ; le Centre, par Montargis-Orléans), nos gouvernants retinrent l'option Sud-Est, avec transit par les vallées du département de l'Yonne.

C'est alors qu'une seconde bataille, locale et impitoyable, se déclencha, quand le Député-Maire d'Auxerre, qui souhaitait désenclaver sa ville, se mit à remuer ciel et terre pour obtenir au chef-lieu, un arrêt de la voie ferrée P.L.M... Là encore, les ingénieurs tranchèrent : parcours trop coûteux et ne tenant pas compte des contraintes naturelles! Le jugement fut irrévocable : la ligne ferroviaire Paris-Lyon-Méditérranée emprunterait les vallées de l'Yonne et de l'Armançon!

Cette fois, pour Migennes, village situé au confluent des deux rivières et dont le vaste finage se trouvait impliqué, au premier chef, dans les gigantesques travaux qui allaient commencer, c'était l'heure de Vérité!...

Fallait-il organiser de vigoureuses protestations ? Fallait-il sonner le tocsin, comme aux pires époques moyenâgeuses? Fallait-il proposer des pétitions à tous ceux qui refusaient de se soumettre à ces projets ?...

L'affairisme et la préindustrialisation galopantes, qui bouleversaient alors la carte géographique et sociopolitique de la France, eurent bien vite raison des maigres réticences des paysans migennois. Après tout, les terrains cédés n'étaient que de médiocre valeur ou carrément marécageux, et puis, comment s'opposer à un réaménagement des voies de communication qui concernait l'ensemble de la communauté nationale ? Sans compter l'espoir de quelques avantages financiers qui pourraient être liés au développement de ces nouvelles techniques de transport ferroviaire ! ...

En sacrifiant une partie de leur patrimoine familial à la cause douteuse, pour l'époque, du progrès scientifique et industriel, les citoyens migennois ne se doutaient pas qu'ils venaient de mettre le doigt dans une étonnante aventure humaine, religieuse et politique, au cours de laquelle leur modeste village allait connaître bien des turbulences...

Au terme de 67 années de travaux de titan, voici le canal de Bourgogne enfin terminé ; et c'est en 1843, sous le règne du roi Louis Philippe qu'il fut définitivement ouvert à la circulation. Premières désillusions pour les gens du pays : aucune des deux écluses construites sur les terres de la commune ne portait le nom de Migennes. L'écluse de jonction, qui se trouvait au début du parcours, avait été baptisée "Ecluse de Laroche" ; la seconde, "Ecluse de Cheny". La Compagnie de la Navigation, ayant sans doute retenu, comme prioritaire, la proximité géographique de ces villages, pour déterminer ses appellations.

Un malheur n'arrivant jamais seul, la Compagnie Ferroviaire adjudicatrice "De Paris à Lyon", qui peaufinait son projet, décida, elle aussi, de construire une gare sur le territoire municipal et, selon ces mêmes principes injustes et provocateurs, la désigna sous le nom de "Gare de Laroche" ! ... Ce fut la goutte qui fit déborder le vase ! Et les paysans migennois, furieux, n'eurent de cesse de réclamer une révision de ces choix ! Ce n'est qu'en 1918, 70 ans plus tard, que le Conseil Municipal de l'époque obtint finalement des instances nationales, que la gare soit rebaptisée "Gare de Laroche­-Migennes", un label mi-figue, mi-raisin, qui ménageait à la fois, la chèvre , le loup, et le chou...

Mais revenons au fil de notre histoire, dans les années 1845. Au-dessus de "l'écluse de Laroche", la plus haute et la plus monumentale d'un canal mesurant près de 250 kilomètres de long, on avait aménagé un vaste bassin, ainsi qu'une cale sèche, destinée à la réparation des embarcations.

C'est alors que se fixèrent autour de ce port naissant, toutes sortes de métiers afférents à la navigation. La rive nord du bassin, qui jouait le rôle de quai de débarquement du fret, fut progressivement occupée par des hangars, dans lesquels on entreposait les produits craignant les intempéries. Une population nouvelle s'installa dans une kyrielle de maisons de bois, qui constituèrent bientôt un hameau : "Le Hameau du Canal". Un imposant manège de chevaux, d'ânes et de mulets, permit par la suite d'assurer la traction et la rotation des bateaux. Aussi, s'était-on habitué, petit à petit, dans le pays, à ces paysages familiers, où l'on voyait passer, sur les chemins de halage, ces couples d'animaux paisibles, aux clochettes tintinnabulantes, et qui tiraient de lourdes péniches, massives et silencieuses.

On ne pouvait dire qu'en elle-même, l'ouverture du canal de Bourgogne à la navigation ait considérablement perturbé la vie de notre région ; bien au contraire, puisque le transport et le commerce des céréales favorisaient largement les affaires des agriculteurs locaux ; tout juste pouvait-on regretter que lièvres et garennes s'obstinent à se noyer dans ce nouveau cours d'eau, aux berges hautes et infranchissables...

Non. Le problème était ailleurs... L'arrivée sans cesse grandissante de multiples corps de métiers et de nombreuses familles qui emménageaient dans les baraquements du Hameau du Canal, rendait l'exercice de l'autorité municipale, installée au village, de plus en plus délicate. Et la commune de Migennes devenait, lentement mais sûrement, une sorte de complexe ubuesque et bicéphale, avec deux pôles antagonistes, distants de plusieurs kilomètres l'un de l'autre...

Quant aux relations entre les deux communautés, elles étaient fluctuantes et souvent détestables... Le torchon brûlait fréquemment entre ces nouveaux venus, les mariniers, surnommés "Les chient dans l'eau", qui squattaient le quartier du port, et "Les culs terreux" ou "ventres caillés", qui occupaient ancestralement le vieux village perché sur la colline...

Dans le même temps, nanti des autorisations nécessaires, le redoutable Chemin de Fer poussait son avantage, tout au fond des vallées. Au rythme des ahanements des puissants poseurs de rails, venus des quatre coins de France, il parvint jusqu'à Sens, puis Migennes, puis Tonnerre. Le 12 Août 1849, c'était l'inauguration officielle du tronçon Paris-Laroche-­Tonnerre, le nom de Migennes étant passé aux oubliettes ferroviaires du moment, pour les éminentes raisons que j'évoquais précédemment... Puis, le chantier repris sa route vers le Sud-Est jusqu'à Dijon, Lyon, Avignon, Marseille et Vintimille, poste frontière italien qu'il atteignit quelques dizaines années plus tard.

Mais comment gérer la circulation incessante de lourdes machines à vapeur et à charbon sur un aussi long trajet ? Là encore, les ingénieurs se penchèrent sur leurs règles à calculer et décidèrent d'implanter un premier dépôt de locomotives, un premier lieu de ravitaillement, exactement à mi-chemin entre Paris et Dijon. Une fois de plus, c'est le site de Migennes qui retint leur attention. Mais, ô surprise ! La ville voisine de Joigny, riche de son activité marchande et de son passé prestigieux, réclamait à son tour l'implantation de ce dépôt sur son propre finage, ainsi que l'embranchement qui était prévu pour relier la ligne principale à la ville d'Auxerre, chef-lieu du département de l'Yonne ! ...

Rien à faire !... Les techniciens de la Compagnie P.L.M (créée en 1857) ne se laissèrent pas fléchir. Une fois de plus, ils allaient imposer leur loi : en 1880, une puis deux gigantesques rotondes furent construites à Migennes, de l'autre côté de la voie ferrée, près de la rivière, créant ainsi un nouveau pôle d'attraction. Et les élus migennois, qui, pour la plupart, étaient des paysans du village, comprirent avec stupeur que la gestion de leur commune allait bientôt devenir tricéphale ! ...

Cela ne manqua pas. L'embranchement Laroche-Auxerre-­Clamecy fut réalisé dès 1870 et, la Compagnie privée P.L.M embaucha progressivement de 1000 à 1500 ouvriers pour faire fonctionner cet impressionnant complexe ferroviaire. Afin de loger l'ensemble de cette communauté, elle construisit, aux alentours du dépôt, un véritable quartier autonome, avec ses immeubles collectifs qu'on appelait "Casernes", un centre de Formation Professionnelle, un lieu de culte et une école catholique. De plus, de par la générosité de la Société, ce quartier baptisé "Quartier des Cités", allait devenir le premier secteur de la commune à bénéficier de l'éclairage public : un éclairage au gaz...
C'en était trop pour le Maire, les Conseillers et les Habitants du vieux village, qui voyaient leur échapper toute prérogative sur un territoire, dont ils étaient depuis longtemps les occupants naturels.
C'est alors que le premier magistrat de l'époque, Justin Ternuel, eut une idée de génie, du moins le croyait-il... Profitant des lois laïques des années 1880, qui contraignaient les collectivités locales à ouvrir des écoles publiques, il réussit à convaincre son Conseil Municipal de construire un nouveau quartier, en plein milieu des marécages, à égale distance des trois pôles de sa commune éclatée, pour tenter de mieux les rassembler.
Sur des terrains spongieux, où l'eau stagnait à fleur de terre, on dressa une mairie toute neuve, flanquée de deux établissements scolaires, l'un pour les garçons, l'autre pour les filles.

L'artère impériale Paris-Lyon-Méditerranée
Inauguration du tronçon Paris-Laroche-Tonnerre

 Mais les longues chevauchées pataugeuses que l'on imposait aux enfants pour venir à l'école, indisposèrent nombre de familles du pays, qu'elles soient marinières, cheminotes ou paysannes. Les adversaires politiques du Maire s'emparèrent de cette contestation et ce nouveau quartier, jugé artificiel et dispendieux, fut baptisé, par amertume ou par dérision, le "Quartier de la Belle Idée", car précisément, pour la population, ce n'en était pas une... 
Dans la mémoire collective et pour les initiés qui s'intéressent à l'histoire locale migennoise, le nom de Justin Ternuel restera sans doute éternellement attaché à la "belle mauvaise idée", qui avait été la sienne. Pourtant, cette décision urbanistique dont il reste encore des traces aujourd'hui (Rue de la Belle Idée, Fête de la Belle Idée...), ne fut pas aussi stupide qu'on voulait bien l'affirmer. En jetant les bases, en plein désert marécageux, d'un centre administratif et éducatif, à vocation de centre ville, Justin Ternuel n'avait fait qu'anticiper sur l'extraordinaire développement géographique et démographique de la cité cheminote, quelques dizaines d'années plus tard. Mais, n'allons pas trop vite en besogne...

A la fin du 19ème siècle, la ville nouvelle commençait à bourdonner des multiples activités qui la faisaient vivre et prospérer à une vitesse surprenante. Ici, les plaques tournantes des rotondes fonctionnaient en permanence, pour permettre l'entretien et la réparation des machines. Là, on contrôlait les montagnes de briquettes de charbon, ou les réservoirs d'eau nécessaires au ravitaillement des foyers et des citernes.

Là encore, on s'organisait pour que le buffet de la gare reste ouvert 24 heures sur 24, afin de ne pas décevoir la clientèle. Là enfin, on récupérait le coke, résidu de la combustion du charbon, pour combler les marécages, assainir le sous-sol de la vallée, et poursuivre la construction de nouvelles habitations.

Pendant ce temps, la gare de Laroche, puis de Laroche­-Migennes, devenait de plus en plus célèbre dans notre pays, et la population se développait à une cadence impressionnante (4534 habitants, selon le recensement de l'année 1926).

Dans la campagne alentour, cette prétendue marche vers le progrès ne réjouissait guère toutes les consciences ; aux carillons crépusculaires et romantiques de jadis, succédaient, nuit et jour, le lourd grondement des convois sur les rubans d'acier et les bruyantes respirations des locomotives qui montaient en puissance...

Migennes - La passerelle de la gare

Quant au vieux village, emporté malgré lui dans la tourmente, il pliait mais ne rompait point!... Car, s'il avait perdu, au profit d'un autre quartier, le siège de l'autorité civile, si sa prédominance agricole se trouvait de plus en plus mise à mal par le développement de l'activité ferroviaire, il conservait, malgré tout, dans la vie municipale, un privilège considérable : il abritait encore, à l'aube du 20ème siècle, le siège sacré de l'autorité religieuse!... Malgré la présence d'une élégante chapelle cheminote, au quartier des Cités, tenue par une congrégation de Soeurs catholiques, c'est l'église Saint Pancrace, qui, du haut de ses huit siècles, demeurait la maison officielle de Dieu, sur le territoire de la commune...

Chaque dimanche matin, le curé du crû, accompagné de son bedeau, y pratiquait la messe, recevant pêle-mêle, paysans, cheminots et mariniers. Les uns traversaient la voie ferrée par le passage à niveau de Cheny ; les autres suivaient le chemin de halage ou la route de Dijon ; les autres, enfin, grimpaient par les sentiers de la côte de Mignotte ; et tous, qu'il pleuve ou qu'il vente, venaient se presser sur les bancs de la petite église, pour écouter et profiter du réconfort de la parole divine. Cette répartition des rôles et ce fragile équilibre entre le vieux village et les nouveaux quartiers aurait sans doute pu se perpétuer quelques années encore, sans l'arrivée intempestive d'un personnage, haut en couleurs, qui allait bouleverser, de fond en comble, la vie quotidienne et l'histoire même de la cité.

C'est en 1900 que Pierre-Joseph Magne, solide auvergnat rondouillard, baptisé "Babouinard", à cause de ses lèvres lippues, fut nommé curé de la paroisse. Homme de foi et de conviction, animé de surcroît d'une profonde ambition, il allait (mais pouvait-il en être autrement ?) rapidement dépouiller le village de ses ultimes prérogatives...

Dès sa première visite, dès son premier coup d'oeil, il comprit que l'église Saint Pancrace, si sympathique, si vénérable soit-elle, se révélait beaucoup trop exiguë, pour accueillir l'ensemble des fidèles d'une cité en pleine explosion économique et démographique. Afin de pallier ces inconvénients grandissants qui relevaient directement de son autorité, il eut alors une idée prétentieuse, extraordinaire, ou encore extraordinairement prétentieuse!...

Disposant de ressources financières personnelles substantielles, actionnaire de la Compagnie P.L.M, il enfanta le mirifique projet de construire une sorte de basilique, tout près de la gare, au centre de l'agglomération. Habité d'un profond mysticisme, fortement teinté de nationalisme, il annonça que cette basilique deviendrait bien sûr, un lieu de rassemblement pour les fidèles de la région, mais également un lieu de pèlerinage pour l'ensemble de la communauté nationale cheminote!... Voilà un projet qui fit grand bruit dans la cité et dont certains doutèrent de la véracité... Mais, c'était sans connaître l'indomptable volonté du curé migennois...

Ce qui fut dit, fut fait!... Et, foi de Pierre-Joseph Magne, la première pierre de l'ouvrage fut posée le 16 Août 1925, sous les yeux ébahis de la population.

Au village, devant l'élévation solennelle d'une telle basilique, le moral n'y était plus. L'Eglise Saint Pancrace qui depuis le vote de la loi Combes, en 1905, était devenue propriété communale, n'intéressait guère (c'est le moins que l'on puisse dire), les élus de la ville. Aussi se dégradait-elle de jour en jour, d'année en année, et la pratique du culte y devenait de plus en plus dangereuse.

En 1926, une pétition signée de 77 chefs de famille réclama des autorités locales, les réparations nécessaires. Mais la composition sociologique du Conseil Municipal de Migennes avait bien changé...

La traditionnelle représentation paysanne et catholique s'était considérablement affaiblie, au profit d'autres corps de métiers plus réceptifs aux concepts athéistes du Socialisme et du Communisme naissant. Dans sa séance du 19 Juillet 1926, le Conseil Municipal de l'époque, dirigé par le radical socialiste Paul Fourrey, alla jusqu'à suggérer la fermeture pure et simple de l'église du village, pour raison de sécurité. Devant le tollé général provoqué par cette décision, le Maire proposa d'installer des filets à hauteur de la partie inférieure des toits, afin de prévenir les chutes de pierres. Puis, devant le refus des assureurs de couvrir de tels risques, les autorités se résignèrent finalement à voter les crédits nécessaires à la restauration (provisoire) de la toiture, le 3 Septembre 1926!...

L'église du Christ-Roi ou la Basilique des Cheminots
(Migennes)

Dans la vallée, près de la gare, les travaux de la future basilique allaient bon train... Malgré d'énormes problèmes financiers, qui finiront par hypothéquer l'achèvement des travaux, l'imposant vaisseau de pierre, premier semble-t-il, en France, à posséder une ossature en béton armé, fut partiellement inauguré le 6 Novembre 1927, puis définitivement, bien que dépourvu de partie arrière, le 27 Octobre 1935.

Comme l'avait pressenti son fondateur, cette église à l'architecture très originale et qui présente une flèche de plus de soixante mètres de hauteur, allait connaître une destinée toute particulière :

Symbole de la foi catholique cheminote, elle reçut d'abord, par le hasard des dates, le suprême honneur d'être la première église au monde, dédiée au culte du Christ-Roi. Ses constructeurs bénéficieront d'ailleurs d'une bénédiction apostolique du pape Pie XI, le ler Avril 1927. Dans l'Yonne, elle devint le fer de lance du combat de la communauté catholique, contre les "incroyants" qui venaient d'ériger, à Auxerre, une statue en hommage à Paul Bert, concepteur des lois Jules Ferry, sur l'enseignement public, laïque et obligatoire.

Bien sûr, à Migennes, dans une période politico-religieuse très agitée, la présence de cette flèche jaillissante et provocatrice, dont la façade présentait de surcroît une monumentale statue d'un Christ royal et dominateur, n'eut pas l'heur de plaire à tout le monde...

Quelques années plus tard, une décision, dont on a du mal à fixer la nature comme les origines, condamnera au mutisme les deux cloches de la basilique migennoise, la seule église de France, à notre connaissance, dont le clocher reste encore aujourd'hui désespérément muet...

A partir de 1952, date de l'électrification du réseau ferré national, le dépôt de Laroche amorça un irrésistible déclin. La population de la ville se stabilisa autour de 8000 habitants, le district urbain en comptant près de 14000. De nos jours, la gare de Laroche-Migennes n'est plus qu'un nom chantant dans les mémoires, un lointain souvenir de la glorieuse épopée des machines à vapeur. Ô suprême affront!... Même le Train à Grande Vitesse, fier coursier du Rail, refuse d'emprunter l'antique voie ferrée P.L.M, malgré les démarches incessantes de nos élus locaux.

Et le village, me direz-vous ? Entré en sommeil, dès le début du siècle, il allait se faire oublier, bien malgré lui, pendant de longues années. En Juillet 1944, il échappa, par miracle, aux terribles bombardements qui détruisirent une grande partie de la ville ; puis, la vie reprit son cours...

Sommairement restaurée en 1926, l'église Saint Pancrace et ses fidèles vivotèrent jusque dans les années 1970. A cette époque, le bedeau nommé "Popaul", cycliste averti, et grand amateur de mégots qu'il ramassait furtivement dans les caniveaux, mettait un point d'honneur à sonner quotidiennement l'angélus ; puis, il disparut à son tour, et l'église, en mauvais état, fut de nouveau fermée par les autorités. Pour les offices dominicaux, funèbres ou nuptiaux, on transportait les dévots jusqu'à la nouvelle église du Christ-Roi, ce qui ne leur plaisait guère...

Mais l'âme du village, qu'on croyait définitivement éteinte, laminée par le temps, humiliée par les Hommes, couvait encore sous la cendre.

Dans les années 1980, se créa une association des Amis du Vieux-Migennes, qui se mit à fouiller les archives locales et départementales pour reconstituer, pas à pas, la mémoire du pays. Puis, encouragée par la population, elle entreprit de réclamer la restauration et la remise en service de la petite église! Ce qu'elle finit par obtenir du Conseil Municipal de la ville, redonnant ainsi existence et dignité à ces lieux et à ces 'Vieux-Migennois", trop longtemps délaissés.

L'église Saint-Pancrace du village du Vieux Migennes

Quel plaisir de pouvoir contempler aujourd'hui, aux portes de la cité, ce vieux village patiné par le Temps, ceint d'une étonnante écharpe de verdure, et porteur de tant de souvenirs! Quel plaisir encore de réentendre les cloches de l'église Saint Pancrace, le soir, au fond de la vallée!...

Instrumentiste et musicologue averti , le Maire Adjoint chargé de la Culture de l'époque, eut alors l'idée de créer une manifestation annuelle et estivale constituée d'une série de concerts nocturnes joués à l'intérieur de l'église, et connus sous l'appellation, désormais familière, des "Soirées Musicales du Vieux-Migennes".

Malgré le coût prohibitif des travaux (six millions de francs), on envisage même la restauration complète de l'édifice, avec la réparation de la toiture, la pose d'un pont-levis et le creusement de douves, telles qu'elles étaient, au temps lointain des bâtisseurs!...

Ainsi, malgré I' adversité, malgré les turbulences, malgré la menace toujours permanente de se voir phagocyté par la ville tentaculaire, 1e Village Sur La Colline" goûte-t-il les derniers feux de ce siècle, fier de son passé ressuscité, fier de son intégrité territoriale, fier de son esprit communautaire... Autant de symboles qui font de ce hameau une microsociété très originale, dont l'histoire restera longtemps gravée dans les mémoires.

Quant à la basilique du Christ-Roi, la belle église citadine au clocher muet souhaitons qu'elle retrouve rapidement le son de ses carillons pour l'agrément des Migennois... Et peut-être pour le vôtre, si, d’aventure, vous traversez notre cité et la région agricole, viticole et conviviale qui est la nôtre...

 

Alain VINCENT  Le Village sur la Colline Editée en 1993

Dessins et aquarelles: Michèle MIGNOT, Daniel GUEDON, Valérie FRANCOZ, Gérard BABILLON

 

 


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