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HORTENSE

Titre original du chapitre : Hortense

Tiré de l'ouvrage : Le village sans clocher

Par Alexandra YTHIER

Edité en 1987



Montholon - Région du Jovinien,
vu de la route de Neuilly
(Photo Claude RICHARD)

 

 

 
 

Les grandes vacances et les travaux des champs vidaient le village, pendant la journée, de ses allées et venues habituelles. Pour me garder, Papa eut bientôt recours à une vieille femme qui voulut bien se charger de ma petite vie silencieuse.

Elle était très vieille, Hortense, que le commun des gens appelait Mère Germain, du prénom de son mari. Elle avait quatre-vingt-huit ans quand j'en comptais six pour moi-même. Jeune fille, elle avait vu l'empereur inaugurant le chemin-de-fer P.L.M., et elle en était restée bonapartiste à vie. Papa lui attribuait une petite cervelle. Elle a pourtant émerveillé mon enfance, en me faisant entrer dans un monde curieux, mêlé d'histoire et de légende.

... C'est l'été... Je pénètre dans le couloir sombre et frais d'où se dégage une humide odeur de moisi. Je traverse la grande pièce où l'âtre s'est endormi et je reviens sur la rue. Près de la fenêtre, dans un trait de lumière que laissent les volets presque clos, j'aperçois Hortense assoupie. Silencieuse, preste, coquine, je m'assieds sur ma petite chaise de nourrice, à ses pieds. C'est un jeu ! J'adore la surprendre. Je ne sais jamais si j'ai réussi à saisir le moment où elle sort de sa torpeur. Car... dort-elle ? Devise-t-elle tout haut ?... Alors qu'elle parle comme en rêvant, parcourt-elle... en le rebroussant, le long chemin de ses quatre-vingt ans ?

... Elle est revenue au temps lointain des moissons d'autrefois... Paysannes et paysans reprennent le chemin des champs à une heure encore torride: les femmes, la faucille à la ceinture, les liens en gerbe dans les bras, les hommes, la grande faux parée de ses longues dents de bois, tenue sur l'épaule, ils partent à l'assaut de la plaine brûlante. Quel labeur Quelle fatigue! Comme elles sont vieillies ces pauvres femmes, et enlaidies ces filles vouées aux travaux des champs! Elles portent sur leur peau hâlée la marque de leur condition misérable.

Au pays, quelques privilégiées restent à l'ombre ; elles ont un métier de choix, elles sont couturières. Elles demeurent roses, pimpantes et gaies. Elles peuvent se marier en toute saison ; elles n'auront pas à attendre l'hiver afin de ne pas paraître «noires comme un pruneau» sous la blancheur des voiles.

Hortense fut l'une de ces couturières, et sa mère, et sa grand-mère l'ont été avant elle. Laquelle? Lesquelles?... habillaient les dames du château, du beau château ? Peu importe ! Pendant que la moisson courbe et flétrit les paysannes, elles, elles parcourent les grandes salles fraîches et sonores ; elles y confectionnent, pendant les mois d'été, les robes que «ces dames» mettront à la Cour en hiver. Elles en emplissent des malles... et puis, à la mi-novembre - à la St-Martin d'hiver - comme on dit ici, «les maîtres» quittent le froid château. Les petites couturières assistent au départ avec toujours autant d'orgueil et de nostalgie à la fois. Les roues des lourdes voitures résonnent comme un tonnerre sur les pavés de la cour d'honneur ; et le château devient triste, triste...

De quel château s'agit-il ? Dans mon innocence, je pense au château de Longueron que j'aperçois, mystérieux, tel celui de la Belle au Bois Dormant, inaccessible, derrière ses hauts murs que je longe chaque jour... et il s'orne pour moi de cent attraits, de mille enchantements.

Mais Hortense n'est pas un bon professeur d'histoire ; et je manque, là, de recueillir de précieux témoignages sur le château de Champlay, en grande partie disparu et déjà ignoré, comme l'est depuis longtemps son prestigieux Marquis (Chanlay).

Souvenirs et fictions se mêlent dans les récits d'Hortense... que je garde pour moi toute seule comme un trésor à ne pas profaner.

Une autre fois ce sont les vendanges qui l'inspirent, Hortense. Elle évoque Gargantua qui parcourt les campagnes et qui, malgré sa taille, ne m'impressionne pas du tout. Ne suis-je pas familière des géants ? Dans mon livre de lecture, si avare en images, au chapitre des voyages de Gulliver, je retrouve souvent la fille du roi des Géants tenant dans sa main un tout petit laboureur... Le Gargantua d'Hortense est, bien sûr, un vigneron comme tous les braves gens d'ici...

«chaussés de nou' houseaux

nou' enloupes et nou' grous sabiots»

comme il est dit dans la chanson des Maillotins (les vignerons) de Joigny... et portant, c'est obligé, «l'houttériau» en guise de baluchon.

Gargantua arrive par la plaine limoneuse ; et des mottes se sont modelées et collées sous ses sabots, comme nous lorsque nous vendangeons par temps mouillé. Ces mottes se tassent, se durcissent, s'arrondissent en dômes sous ses talons et lui font tordre les chevilles. Gargantua, d'un coup de serpette, comme nos vendangeurs, découpe la motte : Ploc ! Puis l'autre. Ploc ! et voilà Petit Mont et Gros Mont qui barrent l'horizon de notre vaste plaine. Et puis, I’houttériau commence à être pesant ; II s'y est accumulé de la terre glaiseuse détachée de ses outils de vigneron. Hop ! D'un geste bref du bras passé sur ses reins, il vous fait basculer sa hotte dont le contenu compact se démoule en une motte longue qui reproduit, renversée, la forme du fond. Et voilà notre Montholon dit Moutt'lon ! ou Motte Longue!... car le Montholon n'est pas un mont, mais une «motte » ou butte-témoin... Au fond, elle est savante, Hortense !

L'hiver nous ramène toutes deux devant l'âtre.

C'est là, sans doute, que je fais l'apprentissage du feu. La grande pièce s'est emplie d'une odeur acide de cendre chaude pendant qu'elle emplissait de braises le chaudron ajouré de sa chaufferette. Ses gros chaussons y dégagent bientôt une odeur de corne brûlée qu'elle semble ne pas redouter. De son fauteuil, elle allonge sans cesse le buste vers le foyer... C'est qu'il y a fort à faire ! Nourrir une flamme brillante et chaude, rapprocher deux tisons fumants qui, ensemble, deviendront braise rouge et brulante, souffler dans une petite caverne rouge-orangé et trépidante de lumière mauve. Alors de longues flammes jailliront, d'un coup, et des ombres et des clartés se mettront à danser et à s'entrecroiser dans la pièce sombre.

Souvent Hortense s'assoupit et son feu s'endort avec elle. La grosse bûche noircit peu à peu tandis que son ventre rose se creuse, animé de scintillements craquants. La plaque noire se décore parfois d'un pullulement de petites étoiles brillant comme dans un ciel d'été, mais qui, vivantes, mouvantes, s'évanouissent très vite.

Parfois des petits pétillements s'accrochent au foyer noir en poussières de lumière, en petites ribambelles qui serpentent, le dernier point qui s'éteint ranimant le premier.

«Des petits soldats !» m'a dit Hortense.

Quand ils viennent nous visiter, c'est du bonheur sous ce toit. Du bonheur, également, ce chant qui s'échappe du foyer... mais, gare aux chutes bruyantes des bûches qui s'effondrent. Le feu ! Qui saura, après Hortense, transmettre son langage ? Qui prendra le temps de l'apprendre ou de l'écouter ?

Mais il n'y a bientôt plus dans l'âtre qu'un rougoiement mouvant. Le bruit sec du loquet, le pas sourd de Papa qui a laissé ses sabots sur le seuil, m'arrachent à ma somnolence. Un frisson me parcourt pendant qu'il traverse la pièce obscurcie. La vieille femme s'est laissé prendre sa petite compagne pour un soir... et puis pour toujours...

Un jour on me demandera auprès de ma vieille amie...

... Elle est chez sa sœur, une brave vieille petite personne qui l'entoure de soins maternels, lui permettant d'achever douillettement sa longue enfance. Mère Germain ne retrouve pas sa petite Andrée ; elle voit une demoiselle qui est en pension pour continuer ses études... et moi, je vois une vieille, une très vieille femme qui n'a plus rien à me dire... sinon un silencieux adieu.

Hortense nous quitte à l'âge de quatre-vingt-seize ans...

 


Alexandra  YTHIER

Le village sans clocher

Edité en 1987
 

 


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