entrant dans la cour), qui devint plus tard l'habitation du
fermier et qui, admirablement restaurée il y a quelque quarante
ans par M. Jean Gamby, sert maintenant à l'accueil des
touristes.
D'autre part le «château», jadis logement du commendataire(2);
profondément remanié, il se présente de nos jours comme une
belle maison bourgeoise dans le goût du siècle dernier.
En 1835 le domaine de Vauluisant fut acquis par Léopold Javal
(1804-1872). Celui-ci était issu d'une famille israélite
fortunée, vouée à la banque et à l'industrie, et où l'on avait
le goût de l'innovation. Il entre très tôt à la Compagnie de
messageries Cailland et Laffitte. Il prend part à la Révolution
de Juillet, puis s'engage pour l'Algérie, d'où il revient avec
le grade de sous-lieutenant et la Légion d'Honneur. Il rejoint
alors la banque de son père, qui l'associe notamment à la
construction de la ligne de chemin de fer Strasbourg-Bâle, la
première en France, puis il fonde à 31 ans sa propre maison de
banque.
Ayant quelque peu fréquenté les milieux saint-simoniens, il
aimait surtout, nous dit son biographe, les affaires dans
lesquelles «les sentiments du philanthrope et les calculs du
banquier étaient d'accord»(3). Il ne se laissait d'ailleurs pas
accaparer par les affaires : il fut également homme politique
et agronome.
En 1857 il se fit élire, en dépit de l'hostilité du
Gouvernement, député de l'Yonne au Corps Législatif, et fut
réélu en 1863 et 1869. Il contribua personnellement à la
déchéance de Napoléon III et siégea à l'Assemblée Nationale de
Bordeaux. Homme de la gauche modérée, il défendit en toutes
choses les thèses libérales.
Quant à l'agronomie, c'était chez lui une véritable passion. Il
s'y adonna en deux endroits. A Arès, sur le bassin d' Arcachon,
il parvint à transformer en prairies artificielles 3000 hectares
de sables et de landes. Cette performance lui valut les plus
hautes distinctions aux Expositions de Paris en 1855 et 1860, et
à celle de Londres en 1862.
A Vauluisant, son dessein était tout autre. Trouvant les petits
cultivateurs de la région passifs et routiniers, il entreprit de
susciter entre eux une certaine émulation. En juin 1847, il
organisa à Vauluisant un concours de labourage et de fauchage,
accompagné d'un banquet et de réjouissances publiques. Ce fut un
succès, et qui s'amplifia d'année en année. La première fois, 8
laboureurs et 6 faucheurs avaient répondu à l'appel ; en 1869,
on en comptait respectivement 38 et 47, auxquels s'ajoutaient 48
maréchaux-ferrants. Cette dernière catégorie datait de 1862.
L'initiative de Javal fit école dans tout le département. Des
«comices agricoles» se créèrent un peu partout: de Sens à
Avallon, il n'y en eut finalement pas moins de neuf (4).
A la mort de Léopold Javal, Vauluisant passa aux mains de son
fils Emile (1839-1907). Ingénieur des Mines, celui-ci se tourna
bientôt vers la médecine. Bien qu'il eût lui-même (s'il faut en
croire Larousse) de bonne heure perdu la vue, il devint un
ophtalmologiste réputé et fut élu à l'Académie de Médecine en
1885. Il tâta aussi de la politique. Conseiller général de
l’Yonne en 1871, il devint député en 1885, mais ne se représenta
pas en 1889 (5).
Le 9 août 1859, Léopold Javal louait sa ferme de Vauluisant à un
jeune cultivateur, Edme-François Pailleret, né le 8 mai 1832 à
la ferme de Chambertrand (commune de Maillot), que son père
exploitait depuis 1806. Pailleret s'étant marié en décembre
1860, le bail fut modifié le 12 juin 1861 de façon que l'épouse
y fût associée.
Mon bisaïeul était de taille plutôt médiocre, mais il n'en
perdait pas un pouce. Solidement campé sur ses jambes, regardant
la vie bien en face, tel on le voit sur une photo jaunie que
j'ai sous les yeux. Toute la suite du présent article devant lui
être consacrée, je n'en dirai pas davantage ici.
Sa femme, Désirée Bonsant, née le 10 juin 1838, était la fille
d'un marchand de chevaux de Chéroy. Elle avait ses petitesses
(6). Méfiante à l'extrême, quand elle allait à la foire ou au
marché elle gardait constamment les doigts crispés sur son
porte-monnaie, pourtant enfoui au plus profond de ses jupes. Un
tantinet superstitieuse aussi. Quant à la politique, elle avait
son idée là-dessus : «Ils ne pensent qu'à se remplir les poches
jusqu'à fortune faite». Mais dans la vie quotidienne, elle était
douée d'un bon jugement, et, fort active. Heureusement, car ce
n'était pas rien que de gouverner et de nourrir tout ce petit
monde de valets et de filles de ferme, sans parler des.
faucheurs qui chaque année arrivaient au temps de la moisson,
-gens vigoureux à qui un demi-fromage par tête, au petit
déjeuner, ne faisait pas peur et pour qui l'on voit Pailleret,
en 1869, commander 10 feuillettes de vin (environ 1.200 litres).
Cependant Désirée ne se contentait pas de commander et mettait
la main à la pâte, souvent au sens propre. Deux, fois par mois,
elle préparait elle-même le pain pour toute la maisonnée.
Javal n'eût jamais fait affaire avec Pailleret si celui-ci
n'avait eu les reins solides. Aux termes de son contrat de
mariage, il apportait 37.000 francs(7), essentiellement en
matériel agricole, plus sa part dans la succession, non encore
liquidée, de sa mère. A quoi vinrent s'ajouter, du côté de
Désirée, 10.000 francs de dot et 600 francs d' «économies».
Les Pailleret eurent deux enfants, Amélie et Louis-Maurice, nés
respectivement en 1861 et 1864.
Selon l'acte passé en 1861 entre les propriétaires de
Vauluisant(8) et les époux Pailleret, ceux-ci prenaient à bail
256 hectares de terres et le moulin(9). Au total, 270 hectares,
pour un loyer annuel de 18.000 francs, payable en trois termes.
Les fermiers devaient en outre fournir aux bailleurs, chaque
année, certaines prestations en nature : 6 paires de dindes,
d'oies et de canards, 4 douzaines de poulets, 50 douzaines
d'oeufs, 50 kilos de beurre, 6 tonnes de fumier et enfin «des
voyages, transports et labours» jusqu'à concurrence d'une valeur
de 200 francs. Toutes les impositions, foncières et autres,
étaient à leur charge. Ils s'engageaient à avoir au moins 600
moutons et 30 vaches, le tout «indépendamment des élèves».
Etaient exclus du bail : le château, le colombier, ainsi que
quelques pièces de terre et de bois.
Le bail prévoyait bien entendu les conditions de logement des
fermiers. La maison comprenait : au rez-de-chaussée, un
vestibule entre deux chambres à feu servant l'une de salle à
manger et l'autre de bureau, un petit cabinet, une grande salle
à manger, cuisine, laiterie, cave et fournil ; à l'étage, deux
chambres à feu, une resserre et un petit grenier; au-dessus de
l'ensemble, un autre grenier. Rien de trop, donc. Le jour de
février 1868 où Javal lui demande d'héberger quelqu'un de
passage, Pailleret se voit contraint de refuser : «Car
nous-mêmes à la ferme, écrit-il, nous n'avons que deux chambres
à coucher, et comme nous avons des enfants des deux sexes, il ne
nous est pas possible d'en céder une à d'autres ; dans un an, ma
femme sera obligée d'aller coucher avec sa fille et moi avec mon
garçon. Faites-vous une idée comment nous, pauvres fermiers,
sommes logés étroitement»(10).
L'ensemble de la maison est, au départ, plutôt mal-en-point,
notamment les sols. Toujours en 1868, Pailleret fait remarquer
que «le petit bureau est rempli de trous et de vieux carreaux en
brique cassée». C'est ce que confirme l'état des lieux, et il
n'en va pas autrement pour le vestibule, la cave et le fournil.
Du moins Pailleret obtiendra-t-il qu'on utilise pour y remédier
les carreaux rendus disponibles par le parquetage du château.
Les faits et gestes de Pailleret à Vauluisant me sont connus par
deux sources bien différentes.
Ma mère - fille d'Amélie Pailleret -, durant toute son enfance,
allait presque chaque jour voir ses grands-parents, retirés à
Villeneuve-l'Archevêque. Elle les adorait et écoutait avec
ravissement ce qu'ils lui racontaient sur Vauluisant. Elle
s'imprégnait de toutes ces anecdotes et plus tard elle me les
transmit à son tour, si souvent que je les ai, moi aussi,
parfaitement retenues. Là où je m'en inspire dans cet article,
le texte est imprimé en italique, à seule fin de distinguer
cette source de l'autre, et non pas assurément parce qu'elle
serait plus importante.
L'autre, c'est un fort registre de 30 x 20 centimètres,
contenant copie de toutes les lettres écrites par Pailleret des
années durant (11). Sur ces 270 lettres, 139 sont adressées à
Javal, 14 à d'autres membres de la famille, 42 à Hartmann (voir
ciaprès) et 75, nettement plus brèves, à différents
correspondants occasionnels.
La première lettre date du 21 février 1865, la dernière du 16
septembre 1873. Le terminus a quo ne fait guère de problème.
Avant 1859, Vauluisant était dirigé par un régisseur nommé
Philippe-Charles Hartmann, homme de confiance de Javal. A
l'arrivée de Pailleret, il resta à proximité, soi-disant pour
s'occuper de ce qui avait été exclu du bail. En réalité, il
était là pour voir si le jeune fermier était à la hauteur de sa
tâche, «pour nous espionner» disait Désirée. A cette situation
forcément inconfortable, Pailleret sut réagir sans mauvaise
humeur. Ses rapports avec Hartmann furent toujours corrects, et
prirent même un tour cordial. Quand naquit le petit
Louis-Maurice, on demanda à Hartmann d'être le parrain. Au bout
de cinq ans, tout allant bien à la ferme, celui-ci fut rappelé à
Paris par Javal, dont il devint le secrétaire et pour ainsi dire
l' alter ego, Javal se déchargeant sur lui d'une partie de son
courrier. Il est clair que pendant ces cinq ans Pailleret
n'avait pas besoin d'écrire à son propriétaire, Hartmann étant,
sur place, un intermédiaire tout trouvé. Mais comment se fait-il
que la correspondance s'arrête, subitemment, à l'automne 1873?
Certes les travaux du château, qui avaient naguère tenu tant de
place dans les lettres de Pailleret, étaient à présent terminés.
Certes, ni Emile, ni Mme Javal ne portaient autant d'intérêt que
Léopold aux choses de la terre. Certes ils séjournaient assez
souvent à Vauluisant pour que la communication orale fût plus
facile. Mais tout cela n'explique pas que le dernier tiers du
registre, à partir de ce 16 septembre 1873, soit resté
entièrement vierge, que n'y figurent même pas les lettres que le
fermier continua évidemment à envoyer, ici où là, en dehors de
la famille Javal.
L'écriture de Pailleret est fine, mais régulière et d'une
parfaite lisibilité : on dirait presque la main d'un clerc de
notaire. Sauf quelques inadvertances («il ni a»; confusion entre
«échoir» et «échouer»), dues peut-être au caractère fastidieux
du recopiage, la grammaire est correcte, le vocabulaire net et
précis. Combien de paysans, à l'époque, savaient mettre ainsi
leurs idées noir sur blanc ? Edme Pailleret avait d'ailleurs de
qui tenir, si l'on en juge par la fière signature de son père
Charles-François.
Parmi les correspondants occasionnels, on trouve en particulier
des tondeurs de moutons, des acheteurs de laine, des marchands
de béliers. C'est dire quelle part de l'activité du fermier
allait à son énorme troupeau d'ovins. Par deux fois au moins, en
1869 et 1871, il n'hésita pas à pousser jusqu'à Nevers pour se
procurer des béliers de qualité. Le voyage, pourtant, n'était
pas simple. Il fallait prendre à Molinons la «voiture»
(Pailleret ignore le terme de diligence) qui y passait à 9 h 30
pour arriver à Sens vers midi, puis le train qui permettait
d'être à Nevers sur les 8 heures du soir. On remarque aussi
l'existence à Vauluisant d'une chose sans doute assez peu
répandue alors : une machine à battre, mue par le courant de
l'Alain, ce minuscule affluent de la Vanne qui arrose le
domaine. Pailleret se rend un jour à Marcilly-le-Hayer pour
prendre langue avec un mécanicien de l'endroit, et c'est encore
à un «constructeur-mécanicien» de Bar-sur-Aube qu'est adressée
la toute dernière lettre du recueil.
Si cette catégorie de lettres offre ainsi quelques ouvertures
sur la vie de la ferme, par contre celles destinées à Javal ou à
Hartmann ne contiennent à peu près rien qui y ait trait. C'est
assez normal : dès lors qu'un fermier est en règle avec son
propriétaire, il n'a pas à le tenir au courant du reste... sauf
à lui signaler éventuellement les réparations nécessaires et
qui incombent au bailleur: le toit d'une bergerie qui
s'efffondre, le fournil qui se dégrade, une cave inondée et
qu'il faudrait bétonner.
Mais alors, pourquoi une aussi volumineuse correspondance ?
De la lettre adressée à Javal le 21 février 1865, et sur
laquelle s'ouvre le recueil, il ressort que Hartmann a avisé
Pailleret de son prochain départ et lui a suggéré de le
remplacer dans l'exploitation des quelques hectares dont il
s'occupait. Pailleret accepte avec empressement, sans doute pour
prévenir les risques d'un voisinage incommode. Il propose en
outre, moyennant une «subvention» à débattre, de se charger «de
la culture du jardin, ainsi que des soins aux allées du parc et
au mobilier du château», et aussi des frais du garde.
Ces «petites choses» seront encore, sur la demande expresse de
Javal, précisées dans une lettre du 20 novembre. Finalement, à
la suite d'une visite de Javal à Vauluisant, il est convenu
(lettres des 7 et 11 juin 1866) que Pailleret prendra en
location, pour 600 francs, les terres cultivées jusque-là par
Hartnann, et que d'autre part il se chargera « 1 ° de
l'entretien du château, en fournissant les objets et les soins
nécessaires à cet entretien ; 2° de l'entretien des allées du
parc et du paiement du garde ; 3° de la culture du jardin et de
tous les espaliers du parc», étant entendu que le propriétaire
aura le droit de réclamer tous les produits du jardin et des
arbres fruitiers. Tout cela pour une somme de 600 francs, «de
sorte, conclut Pailleret, qu'en résumé j'aurai la jouissance des
terres pour prix de l'entretien de toutes les parties réservées
[dans le bail].»
Il est également stipulé que sont exclus de l'entretien, assumé
par Pailleret, de la propriété : les frais entraînés par les
séjours éventuels de Javal à Vauluisant, ainsi que « les frais
extraordinaires, tels que les transports avec les voitures, et
notamment les frais de déménagement nécessités par les travaux
que vous allez faire au château.»
Bien entendu, pour ce qui est des quelques champs ou prairies,
la mise en oeuvre de l'accord ne coûtera guère à Pailleret :
ici, il se trouve dans son élément. Il dirige aisément aussi le
travail du jardinier et soigne personnellement le verger.
Ainsi, le 24 avril 1870, il commande à un pépiniériste de Troyes
14 poiriers à cidre et 4 cerisiers de Montmorency. Dès 1865 il
fait une première expédition de fruits à Mme Javal, dans des
paniers qu'on lui a fait parvenir tout exprès de Paris. L'année
suivante, la récolte est spécialement belle : l'envoi de poires
atteindra 400 kilos, à quoi s'ajoutent plusieurs pots de miel.
Mais il était fait allusion aussi plus haut aux travaux qui
allaient avoir lieu au château - travaux d'envergure, car Javal
entendait rénover et moderniser le bâtiment de fond en comble.
Rien d'étonnant à ce que Pailleret, en voisin, s'y intéresse.
Les travaux ont commencé le 19 mai 1866, et le 28 il constate
que «tout marche avec activité». A l'occasion, il rend service.
Il engage un homme de Lailly pour le transport des matériaux
depuis Sens, à raison de 4 fr. 50 la tonne. Comme on l'apprend
par une lettre à Javal datée du 18 juin, l'architecte Leseur l'a
prié de bien vouloir prévenir les ouvriers avec lesquels lui,
Leseur, s'est entendu. Et Pailleret ajoute - littéralement entre
parenthèses et comme s'il s'agissait d'une offre sans grande
conséquence - : «Je vous écrirai de temps en temps la marche des
travaux.» Dans quel engrenage l'excellent homme ne venait-il pas
de mettre le doigt !
En septembre on peut espérer que la maçonnerie sera terminée fin
octobre, et la couverture à la mi-novembre. C'est ce qui se
réalise à peu de chose près. « Dans quelques jours, note
Pailleret le 24 novembre, l'entablement sera fini, ensuite
charpentiers et couvreurs n'en auront plus pour longtemps.»
L'hiver passe. En mars 1867, l'escalier est posé, les plâtriers
travaillent aux plafonds, les menuisiers sont occupés tous les
jours. «En un mot, tout paraît marcher. » Deux mois plus tard il
demande qu'on presse Leseur (toujours trop lent à son gré)
d'aménager les nouvelles chambres «pour que Mme Javal puisse
examiner tout cela pendant le peu de temps qu'elle va passer à
Vauluisant.» Il faut espérer que le deuxième perron sera
installé d'ici-là(12).
En juillet, tout en s'occupant en personne des queues et des
porte-queues de billard, il trouve à présent que «les travaux se
poursuivent bien doucement.» Le bel enthousiasme initial est
singulièrement retombé.
Pourtant le deuxième perron est posé. Il manque certes encore,
au rez-dechaussée, parquets et cheminées mais au premier étage
parquets et croisées sont en place, et dans les prochains jours
il en ira de même pour les portes. Au deuxième, les parquets
sont mis, ainsi que les portes et les serrures; il y a cependant
encore à faire dans la chambre à alcôve et dans la salle de
billard. Mais voici que les cheminées arrivent, on va les
installer.
Pailleret n'est pas satisfait pour autant. «Les travaux,
écrit-il le 4 septembre, se poursuivent le plus doucement
possible. Tout est commencé et je vois que l'on ne travaille
presque à rien.» Mais au printemps 1868 tout repart. Le 14 mai
on compte que dans trois semaines au plus tard les peintres en
auront terminé, ensuite ce sera le tour des tapissiers. Les
poseurs de sonnettes, venus de Paris, ont fini leur premier
travail. Le 8 août, Pailleret réceptionne un mobilier arrivant
d'Allemagne.
En octobre, la salle de bains, située au deuxième étage, est
prête, et l'on a procédé aux premiers essais : il faut 750 coups
de pompe pour remplir le réservoir. Dans cette période de
finitions, Pailleret est aussi mobilisé pour mesurer ceci ou
cela: tantôt c'est la hauteur de la glace à placer dans la
chambre au balcon du premier étage, tantôt les tables de la
cuisine et de l'office, tantôt les panneaux du salon. Ou bien il
doit examiner une à une les cheminées du château, afin de voir
si aucune ne manque des crochets destinés à recevoir pelles et
pincettes.
Et puis, point de vie de château sans bon vin ni sans fleurs. A
Pailleret d'aller prendre livraison, respectivement à
Villeneuve-l'Archevêque et à Sens, du bordeaux et du bourgogne,
de les mettre en cave et, le moment venu, en bouteilles. Quant
aux fleurs, le 28 août 1868, il en achète à Sens 1.200 pots. Il
veillera à ce qu'on les range pour l'automne dans la serre et
que le charbon nécessaire au chauffage soit livré en temps
opportun.
Javal ne voyait pas moins grand pour les alentours du château
que pour l'intérieur. Il va falloir créer une pièce d'eau,
aménager un rond-point, replanter l'ensemble du parc.
La première mention de la pièce d'eau date de novembre 1866.
Pailleret déconseille à Javal une hâte excessive: 1'hiver se
prête mal aux travaux de glaisage. Le charroi de glaise prévu
pour février, ne pourra, à cause de la gelée, avoir lieu que le
mois suivant. Il sera effectué par un homme de Lailly qui
«connaît son affaire». Retardée encore pour des raisons
techniques, l'opération de glaisage ne se terminera qu'en mai.
Au mois de décembre, la pièce d'eau est enfin prête. Toutefois
Pailleret estime le travail mal fait, et recommande à Javal de
voir l'architecte à ce propos, «mais sans lui dire que je vous
en ai parlé.» Entre Pailleret et Leseur, en effet, il n'y a
jamais eu d'atomes crochus.
Si le glaisage de la pièce d'eau ne s'est pas déroulé sans
quelques accrocs, ceux-ci étaient prévisibles dans la mesure où
ils tenaient à la météorologie. Par contre, la réalisation du
«rond de la fête», c'est-à-dire du rond-point situé devant la
salle à manger du château, ménagea une surprise de taille.
La première chose à faire était de défoncer assez profondément
le sol. Pailleret a conclu le marché avec un terrassier de
Lailly : le dernier coup de pioche devra être donné le 1er
novembre 1867. Le travail s'engage sans retard, mais, le 8
octobre, Pailleret mande à Javal qu' «on a découvert entièrement
les fondations d’une ancienne église (13) et [que] pour
l'enlèvement de ces pierres il faut se servir de la mine». Il
ajoute, le 13 novembre, qu'il y a tellement de pierres que «vous
n'en trouveriez jamais l'emploi quand même vous feriez
construire à Vauluisant.» La chose, naturellement, s'ébruite et
le curé de Courgenay vient demander qu'on lui fasse cadeau de
ces pierres pour le projet qu'il a, d'accord avec le Conseil
municipal, d'édifier une tour (?) au village. Pailleret le
trouve «un peu trop exigeant», et songe bien plutôt aux
religieuses qui tiennent école à Courgenay : «Je crois qu'il
serait vraiment nécessaire de faire entourer les religieuses par
un mur», notamment pour les séparer du cimetière tout proche. Il
va prendre contact à ce sujet avec le maire et la municipalité.
Mais cela ne suffira pas à épuiser le tas de pierres. Le 19
novembre, alors que le défoncement n'en est encore qu'aux deux
tiers, il mesure déjà 150 toises, autrement dit 1.200 m3. Avec
l'assentiment de Leseur, Pailleret s'adresse à l'entrepreneur
des «travaux d'eaux» à Villeneuve-l'Archevêque (14) pour lui
offrir les pierres à acheter. II voit aussi (à moins qu'il ne
s'agisse de la même affaire ?) l'entrepreneur des «travaux de
la Vanne». Mais celui-ci constate que les pierres de Vauluisant
ne répondent pas à ses normes. Petite consolation : l'arpenteur
de Courgenay achète 15 à 20 toises pour se construire une
maison. Pailleret espère que d'ici un an tout sera écoulé ainsi
peu à peu.
Malheureusement, début décembre, au moment où le défonçage du
rond touchait à sa fin, «on vient de découvrir deux murs de deux
mètres d'épaisseur», si bien que le travail ne sera pas terminé
avant le 1er février. Et les pierres déjà extraites font
maintenant 2.000 m3 !
En janvier Pailleret trouve un nommé Chassaigne, de La Charmée,
qui accepte, à raison de 7 fr 50 la toise, de transporter une
partie des pierres dans la marnière «en face de la chaussée de
Vauluisant». En février il cède à un habitant de Courgenay ce
que celui-ci voudra de pierres, pour 2 fr. le mètre cube. Et ce
seront ainsi des négociations avec tel ou tel, sur la quantité,
le transport, le prix... «Me voyez-vous au milieu de toutes ces
difficultés ?» Le pauvre avait bien lieu de soupirer car il
sera encore question des pierres dans deux de ses lettres à Mme
Javal, le 22 avril 1872 et le 3 mai 1873 !
Quant au «rond de la fête» qui était à l'origine de «toutes ces
difficultés», il a pu être enfin ensemencé en mai 1868.
Là où s'étendaient jadis les bâtiments et les dépendances de
l'abbaye, des arbres avaient poussé, d'eux-mêmes peut-être, ou
selon la fantaisie des propriétaires successifs. En tout cas,
Javal entend faire place nette et avoir un parc digne de ce nom.
Le 9 mars 1867, nous apprenons que les travaux préliminaires
sont finis : déblaiement, défoncement, nivellement. Tout cela a
été «mené lestement», non sans que Pailleret ne se soit «fait
bien du mauvais sang.»
C'est cependant seulement le 31 janvier 1868 que Pailleret, sur
instruction de Javal, va accueillir à Molinons un M.
Lechevallier, «entrepreneur de plantations» à Yerres, qui
procèdera à une vaste refonte du parc. Il doit voir
prochainement Javal, ce qui n'empêche pas Pailleret de donner
une demi-page de «réflexions», afin que Javal puisse «décider
quelque chose avec lui. Ce monsieur me paraît très intelligent»
et rempli du désir de bien faire. Lechevallier se met donc à
«piqueter» ses tracés et à «faire les études pour la conduite de
l'eau puisée au moulin pour le bassin devant le château.» Il a
avec lui de 25 à 30 hommes par jour, surveillés par deux de ses
employés. «Ces hommes sont occupés à faire des vallonnements et
des allées dans la partie du terrain devant le château, du côté
de la ferme ; d'autres arrachent les peupliers le long de
l'allée des tilleuls.» Hélas, une partie de ces peupliers
tombent sur les arbres du verger, et Pailleret en est tout
navré. «Malgré tous ces embellissements vous serez encore
longtemps à Vauluisant avant d'avoir des arbres pouvant produire
des fruits comme ceux-là», auxquels, «il y a trois semaines
encore, on aurait eu bien peur de faire du mal.»
En mai 1868, Lechevallier assure que les plantations d'arbres
seront achevées dans la semaine, «sauf pour le nord». Reste à
réaliser le tracé des allées du parc. Pailleret a préparé 1.000
piquets à cette fin. Que pourrait-on faire sans lui ? Abat-on
des peupliers ou des «bois de charbonnage», c'est lui qui
s'occupe de vendre les lots au plus offrant. Lui aussi qui (sans
doute après le départ de Lechevallier) s'entretient avec un
arboriculteur d'Estissac de la taille des arbres du parc. Lui
encore qui trouve quelqu'un pour élaguer peupliers et sapins.
Lui toujours qui fait faire les trous pour y mettre des arbres
qui vont arriver (50 sur le chemin de l'aunaie et 16 dans le
parc) ou creuser un fossé en vue d'avoir la terre indispensable
au «renchaussement» des platanes nouvellement plantés. En 1873,
Javal étant décédé, Pailleret écrit au nom de la veuve à un
avoué de Sens pour qu'il somme un nommé Rousseau d'arracher,
comme convenu, quelques troncs de peupliers. Une autre fois, le
jardinier ayant demandé qu'on lui adjoigne des journaliers pour
l'entretien des allées du parc, il en dissuade Mme Javal : «Je
vous engage à lui allouer une somme pour ce travail, afin que,
s'il a besoin de se faire aider, il prenne du monde à son
compte. Car le système de leur fournir des journaliers les rend
toujours paresseux.»
Ainsi Pailleret prenait à coeur les intérêts de Javal comme les
siens propres. Chez lui, il était méthodique jusqu'à la manie :
si tel fouet avait sa place à tel endroit, gare à qui le
suspendait à un autre clou ! Attentif aussi à tout contrôler: ce
grainetier de Sens en sut quelque chose, qui lui avait livré des
vesces en sacs de 50 kilos qui n'en pesaient que 45 ou 46. Même
minutie donc dans les affaires que lui confiait Javal. «Il
faudrait, écrit-il le 13 novembre 1867, diminuer le prix des
charretiers depuis le 11 novembre à 5 ou 6 francs par jour et
par cheval, y compris le conducteur (sic), car aujourd'hui les
jours sont trop courts pour payer 7 francs, la journée n'étant
plus que de 8 heures de travail.» L'année suivante, il propose
de réduire à 2,04 francs par jour (12 heures à 17 centimes) le
salaire des ouvriers occupés pour le compte de Javal, «car la
moisson est finie et nous ne devons pas payer les hommes plus
cher qu'on ne le fait dans la localité, d'autant plus que nous
avons les plus mauvais» (ler août 1868). Il sert à Javal de
trésorier (avançant presque toujours les sommes). Il verse un
acompte au «défonceur», règle le jardinier et tous les
créanciers tels qu'arpenteurs, transporteurs de ceci ou de cela,
artisans divers ou encore le cocher de Mme Javal quand elle est
là. Sa lettre du 16 janvier 1866 contient une énumération, en 20
articles, de ce qu'il vient de payer, pour un total de 1.449
francs. Y figurent par exemple l'assurance du château, les gages
du garde, sans oublier 20 francs pour le don annuel à M. le
Curé.
Pailleret paie, mais toujours en connaissance de cause.
Quelqu'un a écrit à Javal, lui réclamant 500 francs pour travaux
«de culture et de pioche» exécutés dans le parc: Pailleret va
exiger de lui un mémoire, «pour l'examiner avec les notes que
j'ai prises [durant les travaux]» (19 novembre 1867). La formule
caractéristique se retrouve à propos d'une de ces fameuses
ventes de pierres : «D'après les notes que j'ai prises,
assure-t-il le 16 mai 1868, tout est exact : entoisage,
transport, etc.» Peu auparavant il avait eu affaire à un
entrepreneur qui employait 8 chevaux à charrier des pierres
«dans la pièce de la Madeleine derrière la forge». Epluchant le
mémoire que cet entrepreneur lui a présenté, il décèle une
filouterie : il avait été entendu qu'à partir d'une certaine
date il n'y aurait plus qu'une attelée au lieu de deux et que le
prix de la journée passerait de 7 à 5 francs. Or la facture
mentionne encore, après cette date, 6 journées à 7 francs.
Pailleret n'est pas né d'hier ! Il connaît d'ailleurs ses
limites. Les travaux d'un maçon lui paraissant dans l'ensemble
défectueux et le prix exagéré, il invite Javal à envoyer
quelqu'un pour s'en assurer (12 mars 1870).
A lire ce qui précède, on pourrait se représenter Pailleret
comme un homme honnête certes, voire scrupuleux, mais aussi
comme un coeur sec, un être ne vivant que mesures et que
chiffres. La réalité est différente. On le voit attirer
l'attention de Javal sur un pauvre habitant de Courgenay, à qui
Javal, là-dessus, fait remettre 50 francs. Ou sur une veuve de
La Charmée, qui n'en reçoit que 20, mais ajoute Pailleret, «je
m'occuperai de ses besoins». Un autre homme de Courgenay, que
Javal gratifiait régulièrement de 5 francs chaque mois, vient de
recueillir un gros héritage : Pailleret propose de reporter
cette rente sur la fille d'une ancienne domestique de
Vauluisant, afin de l'aider à vivre jusqu'au moment où elle sera
en âge de gagner son pain. Mais le cas le plus frappant nous
ramène à Vauluisant même. Javal a décidé de renvoyer un
jardinier incapable. Du coup, celui-ci est tombé dans une
dangereuse maladie, sur laquelle Pailleret fournit force
précisions. Dans ces conditions, il faut surseoir au départ. Et
il poursuit: «Comme ces malheureux vont se trouver presque sans
le sou (car ils ont dépensé leur argent au fur et à mesure
qu'ils l'ont gagné) et probablement dans la misère, quoiqu'il ne
puisse faire en aucune façon l'affaire de M. Javal, je vous
prierai néanmoins [la lettre est adressée à Hartmann] de
l'engager à payer les frais du médecin. Cela leur rendra au
moins service, car il faut toujours vouloir le bien, et aussitôt
qu'il sera en état de pouvoir s'en aller, je leur dirai de
déménager» (11 septembre 1868).
Ce n'est pas toujours de sa propre initiative que Pailleret fait
appel à Javal. Le sachant en contact régulier avec l'influent
député, les gens se tournent vers lui pour tâcher d'obtenir par
son entremise quelque faveur. Ainsi le meunier de Villeneuve
l'Archevêque, étant en conflit avec la Ville de Paris à propos
de la déviation de la Vanne, souhaite que Javal en parle au
Préfet de la Seine. Ainsi un cultivateur de La Postolle, «chaud
partisan de M. Javal», voudrait que celui-ci lui fasse «avoir
deux chevaux de l'Etat». Ainsi encore un nommé Marteau, de
Courgenay, a écrit au colonel du 1er régiment de ligne pour
demander qu'on prolonge son congé d'un semestre: ne
conviendrait-il pas d'appuyer cette sollicitation ? Ce serait
rendre bien service à «cette malheureuse famille». Dans certains
cas, donc, Pailleret transmet de bon gré. Mais pas toujours. Le
garde-champêtre de Courgenay, écrit-il à Mme Javal le 3 juin
1871, passe pour un paresseux et un braconnier: «Néanmoins, si
M. Javal croit devoir s'occuper de lui, je lui dirai de faire
une demande au Préfet et de vous l'adresser. C'est le seul
moyen». Et de conclure avec résignation: «Voilà comment ces
sortes de choses ont l'habitude de se pratiquer.»
On se demande comment Pailleret pouvait bien s'y prendre pour
mener de front sa tâche, déjà très astreignante, de
fermier-éleveur et les multiples activités du factotum. Le terme
n'est pas excessif, et nous n'avons pas encore tout dit (15).
Il ne pouvait pas se désintéresser des «concours» institués par
Javal, et auxquels celui-ci tenait si fort. En effet l'article
24 de son bail portait que «les locataires fourniront, dans des
conditions convenables, les bâtiments, cours et dépendances»,
ainsi que «les terres nécessaires pour le concours de la charrue
et des prairies artificielles suffisantes pour le concours de la
faux.»
Mais Pailleret ne se borne pas au strict respect de ces
obligations. En avril 1865, il demande au maire de Courgenay de
bien vouloir apposer son nom au bas des affiches; en mai, il
voit le tambour de Villeneuve-l'Archevêque pour la pose de ces
mêmes affiches et le chef de musique de Courgenay, lequel
ambitionne l'honneur de jouer à la «fête de Vauluisant ».
L'année suivante, Pailleret déploie davantage encore de zèle. Il
promet de «s'entendre avec ces messieurs» pour la fête du 27
mai. Cette fois, ce sont les musiciens de
Villeneuve-l'Archevêque avec lesquels il s'abouche: «Je leur ai
dit que nous comptions sur eux.» Et dans sa lettre du 26 avril
il fournit une description incroyablement minutieuse de la
bannière de la fanfare villeneuvienne : dimensions, étoffe,
inscriptions, glands, «manche», rien n'y manque. Ceci sur la
demande expresse de Java] (singulière curiosité ! Peut-être
Javal craignait-il que la bannière ne portât quelque emblème
bonapartiste ?). Toujours d'après les directives de son
propriétaire, Pailleret prend encore une foule de dispositions,
dont l'exposé serait fastidieux. Notons seulement ce petit trait
: il commande chez le maréchal les objets qui doivent être
donnés en prix, «à l'exception cependant de la timbale et de la
montre», qu'il commande à l'horloger. Mais quelles inscriptions
convient-il de faire graver sur l'une et sur l' autre ?
Il ne semble pas avoir pris une part aussi grande à
l'organisation des concours suivants, du moins sur place. Car il
va continuer à s'occuper, année après année, de faire parvenir
aux localités où auront lieu des «concours de maréchalerie» -
Saint Julien-du-Sault, Ancy-le-Franc ou Brienon - le matériel
adéquat, que Javal met à la disposition de qui en a besoin.
C'est-à-dire qu'à chaque fois Pailleret doit transporter à la
gare de Sens (et naturellement récupérer au retour) 5 forges, 5
enclumes, 5 billots et de plus une caisse contenant autant de
marteaux à frapper devant, de tenailles lopinières, de
tisonniers, de mouillettes et de balanciers... Il arrive aussi
qu'il dépose son chargement au lieu même où doit se tenir le
concours. Le travail n'est pas moins rude pour autant. Ainsi,
pour Villeneuve-la-Guyard, le charretier part entre 11 heures du
soir et minuit et n'arrive qu'à 8 heures du matin. Mais le
voyage le plus compliqué fut celui de Troyes, en mai 1867. Ici,
il s'agit de 6 forges, et non plus seulement de 5. Cela fait au
bas mot, véhicule compris, 2 tonnes. En outre il y a 44
kilomètres à parcourir, au lieu de 27 comme pour Sens, et
par-dessus le marché la route est «très montagneuse». D'où la
nécessité d'employer, non plus une simple «carriole», mais une
grande «charrette» à deux chevaux.
Autre avatar encore : Pailleret, le cas échéant, se mue en agent
électoral. En 1869, Léopold Javal, député sortant, se
représente. «Votre élection me paraît certaine», lui déclare
Pailleret le 12 février, encore qu'on ne soit pas à l'abri des
«coups bas» de Billebaud, l'un de ses adversaires. L'autre,
nommé Brincard, sera plutôt desservi par le fait qu'il est le
candidat de l'Administration.
Le 16 avril, Pailleret trouve «très bien» la profession de foi
de Javal qu'il vient de recevoir en double exemplaire, et lui
envoie une liste de 31 personnes du canton, commune par commune,
auxquelles il serait indiqué de l'envoyer également. Le
lendemain, ce sera le marché de Villeneuve-l'Archevêque : il va
essayer d'y glaner quelques informations, mais «il semble que
tout va pour le mieux jusqu'à présent.» De fait, il rapportera
du marché des nouvelles plutôt satisfaisantes ; «néanmoins il
faut nous mettre en mesure.» Le 21, à Hartmann qui demande
davantage de détails, il répond assez sèchement qu'il fait fi
des «cancans» : «Du moment que je vous dis que tout va bien pour
la candidature de M. Javal dans nos environs, vous devez vous en
contenter. Vous savez combien je suis dévoué à M. Javal, par
conséquent je ferai tout mon possible pour préparer son élection
en usant de tous mes petits moyens.»
Il demande aux instituteurs de Courgenay et de Lailly de lui
procurer la liste des électeurs de leurs communes respectives.
Le premier accepte, le second refuse. Pailleret se rend alors
lui-même à Lailly pour y faire copier la liste. Le 21 mai, à
Javal qui se trouve à Sens, il signale que ces deux communes
n'ont toujours pas reçu les bulletins de vote. Qu'on les expédie
d'urgence ! Le jour même, rectificatif : les bulletins sont là,
on va les faire distribuer immédiatement.
Enfin, c'est la victoire ! Pailleret exulte : «La validité
[lapsus évident pour «validation»] de votre élection a fait un
sensible plaisir dans nos pays, surtout à cause de la manière
dont elle s'est passée à la Chambre» (11 juillet 1869).
Nul ne se doute alors que le Corps Législatif va bientôt être
emporté par la tourmente. Après Sedan et l'écroulement de
l'Empire, de nouvelles élections ont lieu, en février 1871. Sans
même avoir voulu cette fois faire acte de candidature, Javal est
élu membre de l'Assemblée Nationale, «un des premiers du
département de l'Yonne», comme Pailleret le remarque avec
fierté. Mais il meurt le 28 mars 1872. Qui va lui succéder ?
Emile hésite à briguer le siège de son père. Pailleret l'y
pousse, lui fait observer que, si les cantons de
Villeneuve-l'Archevêque et Cerisiers sont, comme à l'ordinaire,
réticents, dans l'ensemble du département la situation est
favorable. En fait, Emile ne sera élu député qu'en 1885, et ne
sollicitera pas en 1889 le renouvellement de son mandat.
Il était depuis longtemps membre du Conseil Général, et c'est à
ce titre qu'il avait reçu de Pailleret une lettre, datée du 10
janvier 1872, qui éclaire un curieux point d'histoire locale. Il
s'agit de la ligne de chemin de fer d'Orléans à Châlons, qui est
en projet. Léopold Javal a naguère fait pression pour qu'elle
passe par la rive droite de la Vanne. «Nous avons tous un très
grand intérêt à ce qu'il en soit ainsi», note Pailleret le 16
avril 1870. C'est d'ailleurs l'avis de tout le monde. Des
pétitions sont envisagées à Villeneuve-l'Archevêque, à Lailly, à
Courgenay, à Saint-Maurice, à Pouy. En 1872 la cause est
entendue. Mais, le principe une fois admis, la mise en oeuvre ne
va pas partout de soi. A Villeneuve-l'Archevêque par exemple, la
Compagnie veut mettre la gare à l'ouest de la localité, côté
Molinons. La population la verrait plus volontiers du côté de
Bagneaux. Or voici qu'Emile Javal, de passage à Villeneuve,
s'est associé avec force à ce voeu. Pailleret sursaute, «car il
faut voir l'intérêt général [...] Comme il n'y a point de halte
à Molinons, et qu'il n'y en a qu'une à Foissy, il est donc
certain que les pays de Molinons, Foissy, Lailly, Courgenay,
Saint-Maurice, la Postolle ont un très grand avantage à ce que
la gare soit du côté de Molinons, car ces pays auront beaucoup
de marchandises à conduire à la gare de Villeneuve», alors que
seuls Bagneaux et Flacy, qui sont de «très petites communes»,
tireraient profit de l'autre solution. Et de conclure :
«Excusez-moi, Monsieur, de vous dire si carrément mon opinion,
mais vous me connaissez, vous savez qu'avec vous je n'ai rien de
caché.» Le mouvement d'humeur des Villeneuviens fit long feu:
la Compagnie ne changea finalement rien à ses plans.
La ligne fut inaugurée en 1873. Quel soulagement ce dut être
pour Pailleret que d'avoir désormais le chemin de fer à
proximité ! De quoi oublier les petits larcins que les ouvriers
employés à la pose des voies avaient pu commettre jusque dans sa
basse-cour ou l'augmentation du coût de la main d'oeuvre que
leur présence avait momentanément entraînée (16)...
Nous n'avons jusqu'ici évoqué la guerre de 1870 que dans ses
répercussions - assez faibles au demeurant - sur la carrière
politique de Léopold Javal. Reste à prendre la lunette par
l'autre bout et à voir un peu comment l'année terrible fut
ressentie sur place à Vauluisant.
La première lettre de Pailleret postérieure au début des
hostilités, adressée à Javal, date du 11 septembre. On a peine à
y reconnaître l'auteur. La soudaineté et l’ampleur des
événements l'ont totalement pris de court. Lui, habituellement
si lucide et si énergique, est maintenant en proie à
l'affolement. «La position que nous occupons n'est pas tenable.»
Faut-il évacuer Vauluisant ? «Si les Prussiens doivent nous
emmener avec eux pour faire des tranchées devant Paris, je crois
qu'il vaut mieux se sauver que de se voir traiter d'aussi
cruelle façon. Vous me rendriez grand service, cher Monsieur, de
nous dire comment nous pourrions faire pour nous sauver d'un
aussi grand malheur. P.S : Nous voulons la paix à prix d'argent
! »
On ignore si cette lettre est parvenue à son destinataire.
Ensuite, c'est un long silence. Ayant enfin reçu des nouvelles
par Mme de Salemberg, la fille de Javal, qui séjourne à Arès,
Pailleret lui répond aussitôt, le 1er novembre. Il est un peu
sorti de son désarroi. Certes la «position» des gens à
Vauluisant est «bien malheureuse». Mais le département n'a pas
encore été occupé, et si l'on tremble de «subir les traitements
auxquels les paysans sont assujettis par les Prussiens», du
moins semailles et emblavures se sont faites dans de bonnes
conditions et tous les troupeaux sont intacts. Le 12 février,
quand il s'adresse à mademoiselle Sophie Javal [la soeur de Mme
de Salemberg, future madame Wallenstein], toujours à Arès, le
son de cloche est tout autre: «Depuis que j'ai écrit à Mme de
Salemberg, une série de malheurs sont venus pleuvoir sur nous.
Comme nous sommes envahis, les réquisitions ont emporté une
grande partie de nos fourrages [...]. Les blés d'automne, qui
paraissaient si beaux en novembre dernier, sont complètement
perdus par les faux dégels qui viennent de se faire vers la fin
de janvier. C'est pour nos pays une véritable famine [...], une
perte énorme qu'il n'est pas possible de réparer.» Peu après,
nouveau revirement. II reçoit une lettre de Hartmann, la
première depuis longtemps. Celui-ci voudrait savoir où en sont
les choses à la ferme, et il est manifestement très soucieux.
Pailleret lui répond posément, le 18 février, que les blés
d'automne ayant gelé, on va semer des blés de printemps. Le
nécessaire a été fait quant aux engrais. Hartmann a laissé
entrevoir une aide de Javal : tout en remerciant poliment,
Pailleret refuse : «Restez tranquille, je suis en mesure pour
tout cela.» D'où vient une telle différence de ton entre les
deux dernières lettres de Pailleret, rédigées à quelques jours
d'intervalle ? En fait, dans la seconde, il a voulu rassurer
Hartmann et surtout lui faire entendre qu'il est et reste seul
maître à bord. De même, le mois suivant, quand Javal lui propose
directement une avance: «Je vous remercie, je n'ai pas besoin de
fonds.»
Les informations circulaient mal dans les campagnes. En outre on
pouvait toujours craindre que les lettres ne soient «visitées»
par la censure ennemie. Il n'en est pas moins remarquable que
Pailleret ne parle pour ainsi dire nulle part des grands faits
de l' actualité, sauf s'ils peuvent concerner directement Javal
ou les siens. Devant la Commune seulement il réagit, et sa
réaction est celle de la France profonde : «Espérons qu'on aura
le courage d'anéantir tous ces malfaiteurs et qu'on rendra au
pays le calme dont il a si besoin.»
A Vauluisant même, on n'a vu ni ambulances ni blessés.
L'occupation n'y est pas non plus permanente. Tout au plus une
troupe passe-t-elle par-ci par-là. « Nous sommes encombrés de
cavaliers prussiens (hessois), raconte Pailleret à Hartmann le
30 mars 1871, et je puis vous dire que ce sont de francs
voleurs.» Peut-être fait-il allusion ici à un incident dont il
se souviendra encore trente ans plus tard. Un jour, quelques
soldats étaient là, se chauffant devant l'âtre. Soudain une
querelle éclata entre eux, si violente que les Français présents
jugèrent prudent de prendre le large. Quand il revinrent, le
vacarme ayant cessé, ils constatèrent qu'une paire de bottes
neuves avait disparu, ainsi qu'un gros jambon suspendu dans la
cheminée. Personne ne demanda d'explication.
Si, réquisitions mises à part(17), c'est seulement par de telles
«exactions» que les Prussiens «menèrent la vie dure» aux gens de
Vauluisant, il faut avouer que ceux-ci s'en tirèrent somme toute
à bon compte.
Les châtelains aussi, d'ailleurs. Voici comment Pailleret expose
à Mme Javal, le 13 avril 1871, ce qui s'est passé : «Les
Prussiens n'ont fait aucuns dégâts [sic] au château. Les glaces,
les boiseries et les parquets sont restés intacts, et il manque
bien peu de choses au mobilier [...]. Mais ce qu'ils n'ont pas
épargné, c'est la cave. Ils ont bu et emporté tous les vins de
Champagne, ainsi que d'autres vins. Cependant il reste encore
beaucoup de vin rouge»...
Léopold Javal était d'une génération plus âgé que Pailleret, et
surtout il y avait de l'un à l'autre une formidable différence
de culture, de prestige et de moyens. Ils n'appartenaient pas au
même monde. Pour autant, le paysan ne se comportait pas
vis-à-vis du puissant financier comme un majordome enregistrant,
impassible, les volontés du gentleman-farmer, et encore moins
comme l'adjudant au garde-à-vous devant son capitaine. On
l'aura déjà remarqué au passage. Il vaut cependant la peine de
considérer les choses de plus près, afin de mieux cerner la
personnalité du fermier de Vauluisant.
Chaque fois que Pailleret fait une réflexion ou une suggestion
(et Dieu sait qu'il ne s'en prive pas), il ne manque pas
d'ajouter: «Mais c'est à vous de décider» ou «Mais je ne ferai
rien qui ne vous soit agréable» ou quelque formule analogue.
Néanmoins il ne faut pas s'y tromper. Déférent sans bassesse,
obligeant sans servilité, il se montre en toutes circonstances
un homme libre.
Son style déjà en témoigne, où l'on chercherait en vain ces
gaucheries ou ces fausses élégances où tombent facilement ceux
qui s'adressent à plus haut placé qu'eux sur l'échelle sociale.
Il utilise la langue de tout le monde, et ne recule pas devant
les tournures familières. Tel travail d'arpentage lui semble
«drôlement fait». On engage un nouveau jardinier, à titre
d'essai, qui fait bonne impression ; quant à sa femme, «il
paraît qu'elle n'est pas commode. Cependant je crois que si vous
faites affaire avec eux, elle ne vous avalera pas». Javal a
envoyé un acompte à un entrepreneur, à tort selon Pailleret, qui
explique : «En vous mettant sur ce pied-là, vous ne serez pas
débarrassé de tous les ennuis dans deux ans [...] Excusez-moi,
Monsieur, de vous faire cette observation, mais je la crois
raisonnable.»
Il a donc son franc-parler. II demeure toujours courtois, mais
le cas échéant, quand il est sûr de son fait, il ne mâche pas
ses mots. C'est particulièrement vrai lorsque ses intérêts à lui
sont enjeu. En 1868, il est en désaccord avec Javal sur le
libellé d'une quittance : «Je vous dirai avec regret, écrit-il,
que je suis décidé à ne plus signer la quittance prochaine avec
cette réserve, il importe de sortir le plus promptement possible
de ces ennuis-là.» A plusieurs reprises il s'impatiente de la
lenteur des travaux du château, car ils compromettent le bon
fonctionnement de la ferme. L'exaspération atteint à son comble
dans la lettre du 19 janvier 1869 : «Depuis quatre ans je
souffre des ouvriers que vous employez à Vauluisant. Ils m'ont
toujours fait faire du mauvais sang.» Il a sans cesse été obligé
de supporter «délits et gaspillages [=grapillages].» II faut que
les travaux s'achèvent au plus vite. «Car non seulement j'en ai
assez, mais déjà beaucoup trop.» Sans doute est-ce aussi
justement parce que les ouvriers sont accaparés par le château
que l'indispensable réfection du chéneau de la bergerie se fait
attendre depuis si longtemps. Ici le fermier rappelle le
propriétaire à ses obligations : «La réparation est urgente»,
écrit-il à Javal le 31 octobre 1867: il faut faire en sorte que
«pour l'hiver prochain l'eau ne fasse pas comme l'an dernier,
boîter tous mes moutons. Je suis convaincu que vous saurez bien
que je dois être logé [sic] pour le fort loyer que j'ai à vous
payer.»
Une fois même, en 1867 également, il va jusqu'à lui faire la
leçon. II ne s'agit plus ici d'intérêt, mais d'organisation et
plus encore de savoir-vivre. Javal a décidé de faire l'ouverture
de la chasse à Vauluisant et d'y convier, outre ses amis
parisiens, quelques notables de la région. Pailleret se chargera
volontiers de préparer le repas et de porter les invitations.
Mais voilà qu'au dernier moment Javal l'avise que la date prévue
ne convient finalement pas trop à deux des Parisiens et que tout
est reporté de huit jours. Or, lui fait observer Pailleret, les
invitations sont faites, le cuisinier a été prévenu, la viande
retenue chez le boucher. «Car vous savez qu'à la campagne il
faut se pourvoir de tout ce qu'on [sic] a besoin à l'avance, et
par les moyens que vous employez on ne sait plus sur quel pied
danser.» Bien sûr il fera son possible pour tout arranger,
«cependant vous conviendrez que ce n'est pas convenable d'avoir
invité du monde et d'aller leur donner un autre jour que celui
convenu, pour le plaisir de deux autres personnes.» Javal
paraît ne s'être jamais offusqué de pareilles sorties. Il était
trop intelligent pour ne pas en reconnaître le bien-fondé. Et
puis il avait trop besoin de son fidèle auxiliaire.
Pailleret réglait ponctuellement ses fermages. Tout au plus
demandait-il un bref délai si la moisson avait été tardive ou
s'il n'avait pas encore touché le prix de sa laine. Lorsque
Javal ne se trouvait pas à Vauluisant, le fermier aurait très
bien pu faire parvenir le montant du terme par pli chargé
(c'était le procédé courant, l'usage du chèque n'étant pas
encore répandu). Mais il préférait faire le voyage de Paris. II
annonçait sa visite quelques jours à l'avance, et était chaque
fois convié à déjeuner. Alors, on causait. Pailleret se délecte
de cette expression. Nullement intimidé par le cadre inhabituel,
il était «bien aise» de s'entretenir avec Javal, dans une
atmosphère tranquille et détendue, des choses qui leur tenaient
également à coeur. Ni verbalement ni par écrit, les deux hommes
ne parlent uniquement affaires. Dans la correspondance de
Pailleret les allusions sont fréquentes à la santé des uns ou
des autres. En 1865 il se félicite du succès de l'opération que
Javal a récemment subie aux yeux. En 1871, il est satisfait de
savoir que le voyage du député à Bordeaux ne s'est pas trop mal
passé. Ces soucis ne sont que trop justifiés : Javal ne mourra
pas inopinément. De son côté, Pailleret lui raconte un jour les
affres que sa femme et lui viennent de connaître pendant que la
petite Amélie, atteinte de typhoïde, a été entre la vie et la
mort, et il est touché de «l'amitié» que M. et Mme Javal leur
témoignent à ce propos. Nous avons vu avec quelle fébrilité,
dans l'hiver 1870-71, il attend de savoir ce que sont devenus
les Javal. Quelle joie d'apprendre enfin qu'ils ont survécu au
siège de la capitale, que deux de leurs fils, Ernest et Alfred,
tous deux lieutenants à la compagnie mobile de l'Yonne à Paris,
n'ont pas été blessés et que, fuyant la Commune, toute la
famille s'est retrouvée saine et sauve à Versailles ! Par la
suite, pour ne citer que deux traits, Pailleret demande de temps
à autre des nouvelles de Mme de Salemberg, qui émerge
péniblement d'une longue maladie ; à l'inverse, il salue
l'heureux événement qui s'annonce chez Emile, et, en apprenant
que c'est un fils : «Je les engage donc à continuer», conclut-il
malicieusement(18).
La disparition d'une figure comme Léopold Javal ne pouvait que
laisser un grand vide. Mais elle ne changea rien d'essentiel
pour Pailleret. Les relations avec «les Javal» demeurèrent ce
quelles étaient, faites d'estime et de confiance réciproques,
avec quelque chose de subtil. Entre la ferme et le château,
point de barrière hermétique, chacun restant à sa place
s'entend. Si Mme Javal, étant à Vauluisant, exprime le désir de
visiter la ferme, Pailleret lui offre galamment son bras pour la
guider à travers étables et bergeries : Désirée a beau bougonner
au fond de sa cuisine, il y a dans ce geste tant de distinction
innée qu'il ne prête nullement à sourire.
Les Pailleret connaissaient de longue date les enfants Javal :
Emile surtout, mais aussi ses frères et soeurs. Et au fur et à
mesure que les mondanités se succèdent au château, ils
approchent plus ou moins - assez en tout cas - pour se ,faire in
petto une opinion sur tel ou tel - les parents et amis de la
famille, les Helbronner, les Wallenstein, les Weiller...
A deux reprises au moins, les Javal trouvèrent l'occasion de
manifester très concrètement leur sympathie. Après 1880 d'abord,
quand la Compagnie du Canal de Panama lança son trop célèbre
emprunt. Introduits comme ils l'étaient dans le monde de la
finance et de la politique, ils savaient à quoi s'en tenir, et
voulurent mettre Pailleret en garde: «Ne souscrivez à aucun
prix!». Hélas, comme la grande majorité du public, celui-ci ne
put résister au chant des sirènes, et une partie des économies
du ménage partit en fumée. Que n'avait-il, à défaut des Javal,
écouté du moins sa propre femme ! «Pailleret, lui disait-elle
[car c'est ainsi que les paysanes du temps s'adressaient à leur
mari], Pailleret, pourquoi envoyer ton argent si loin ? Achète
donc plutôt de la terre. La terre, on peut la piétiner, on ne
l’emporte pas».
Le 9 juin 1886, il y avait fête à la,ferme. c'était le mariage
d'Amélie. Après le déjeuner les hommes se rendirent au château,
où la salle de billard avait été mise à leur disposition.
Surtout, les Javal firent au jeune ménage un superbe cadeau :
douze tasses à café de fine porcelaine torsadée aux teintes
délicates, et toutes différentes. Mes grands-parents tenaient
tellement à ce service que, crainte d'un malheur, ils n'y
touchèrent pour ainsi dire jamais.
Trois ans plus tard, quand sonna l'heure de la retraite(19),
Edme et Désirée se retirèrent donc à Villeneuve-l'Archevêque, où
habitait Amélie avec son mari, Eugène Ruhlmann, et leur fille.
Ils louèrent une petite maison en bas de la rue des Granges
(aujourd'hui rue Voltaire). Ils avaient des revenus suffisants,
ils étaient en bons termes avec leurs voisins et jouissaient de
la considération générale. La bienveillance de la famille Javal
leur restait acquise et se traduisait en petites attentions.
Ainsi les Pailleret recevaient de temps en temps une bourriche
d'huîtres d'Arès (Une fois, la bourriche n'arriva pas :
l'enquête montra qu'elle avait été livrée par erreur chez un
homonyme, un lointain cousin, qui avait froidement profité de
l'aubaine !).
Ils auraient donc dû couler des jours paisibles. Mais leur
vieillesse fut assombrie par des déboires inattendus. C'est
peut-être à cause de cela que Pailleret ne réalisa pas son rêve
de toujours : avoir enfin un cheval et une voiture pour son seul
plaisir. De plus, sa santé commençait à se dégrader. Il
souffrait d'une affection du foie. Plusieurs séjours à Vichy
n'ayant rien donné, il fallut envisager l'opération. A l'époque
on opérait fréquemment à domicile. Un beau matin, donc, le
chirurgien débarqua de Sens, en jaquette et haut-de-forme,
suivi de son domestique portant le matériel. Il se mit aussitôt
à l'ouvrage, dans une chambre préalablement tendue de grands
draps blancs. L'opération ne, fut qu'une demi-réussite, car le
patient dut garder un drain jusqu'à la fin de ses jours et
poursuivre ses cures à Vichy.
Il mourut le 21 juin 1908, et fut inhumé auprès de ses parents à
Maillot. Désirée appréciait ce cimetière parce qu'il se trouve
sur une hauteur et que par conséquent «on y est bien au sec».
Elle y rejoignit Pailleret en octobre 1914, non sans avoir eu
encore la joie d'apercevoir dans son berceau l'auteur de ces
lignes.
Notes: