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LE BOIS DES GRANDS NOMS

SOUVENIR DU MARTYR DE SAINT-PRIX
 ET DES VIEILLES SUPERSTITIONS DE LA PUISAYE

 

Dans les contrées où abondent des rapports de chaque jour avec les étrangers, et où se succèdent sans cesse les échos des faits extérieurs, même les plus lointains, la tradition des choses locales se perd vite. Les événements qui s'y passent, quelque émotion qu'ils aient produite chez ceux qui les ont vus, sont, après deux ou trois générations, confondus dans les souvenirs, au milieu d'une multitude d'autres faits historiques et tombent promptement dans un oubli absolu.

Il en est autrement dans les localités qui sont privées de toutes communications faciles et habituelles avec le dehors. Le souvenir des évènements graves qui s'y sont passés, surtout s'ils touchaient aux sentiments intimes qu'avait alors et qu'a toujours conservés depuis la population, se conserve à travers les siècles avec une étonnante vitalité. On vous y racontera avec de grands détails des choses qui remontent à des centaines d'années, comme si elles ne dataient que de la génération précédente. Il en était ainsi, il n'y a pas longtemps dans notre Puisaye, qui n'ayant encore ni routes ni chemins praticables, était comme perdue au milieu de ses forêts et de ses marais. Lorsque je la parcourus pour la première fois, il y a bientôt soixante ans, on m'y narrait, comme des évènements d'hier, des faits accomplis dans les premiers temps de l'établissement du christianisme; les prédications à Entrains de saint Pélerin, le premier évêque de l’Auxerrois, son emprisonnement à Bouy, sa condamnation et son martyre; les visions et les auditions du bon moine saint Marien, qui, à Mezilles, où il gardait les troupeaux de son couvent d'Auxerre, voyait et entendait à huit lieues de distance les cloches de ce monastère, et, dès qu'elles sonnaient, se mettait à genoux pour joindre ses prières à celles de ses frères ; l'arrivée, le combat et le supplice de Saint Prix, qui, poursuivi avec son armée par le général romain, avait été vaincu, fait prisonnier, accablé de coups et d'outrages dans un chemin qui en avait conservé le nom sinistre de la male rue, et amené au bourg de Saints, pour y être décapité dans un champ que l'on appelle encore le champ de Saint-Prix.

On ne sait rien des détails de ce dernier martyre, si ce n'est le culte qu'on lui rendait solennellement chaque année à Saint-Bris, où sa tête avait été, disait-on, portée par un de ses soldats (Saint-Cot),  échappé au massacre et qui avait emprunté son nom à cette précieuse relique.

Le récit du fait historique a été donné au IXe siècle, d'après des actes antérieurs, par Alagus et Rainogola, les premiers chroniqueurs de notre Gesta Pontificum. Il se rapporte à la grande expédition de l'année 271, dans laquelle l'empereur Aurélien mit fin, après de sanglantes batailles, à la longue insurrection dite des Bagaudes, mais qui en réalité avait été celle de la Gaule presque tout entière, lassée de se voir écrasée et ruinée par les exactions toujours croissantes, et les injustices du fisc impérial et d'un despotisme insouciant qui ne savait ou ne voulait pas la défendre contre les incursions dévastatrices des barbares d'outre-­Rhin; insurrection qui pendant environ douze ans avait été, non sans gloire, maitresse de ce pays, et y avait donné le nom d'empereur aux chefs qu'elle avait successivement élus. Cette révolte avait coïncidé avec l'établissement et les progrès du christianisme dans la Gaule, et les persécutions odieuses et sanglantes dont les chrétiens étaient l'objet en avaient dû pousser un très grand nombre dans le parti des défenseurs de l'indépendance nationale.

La part de ces chrétiens dans le mécontentement général et le soulèvement n'a pas échappé à Montesquieu, qui dit (Chap. 19 des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, et de leur décadence); « Comme, dans le temps que l'empire s'affaiblissait, la religion chrétienne s'établissait, les chrétiens reprochaient aux payens cette décadence. Ils disaient que Dioclétien avait perdu l'empire en s'associant trois collègues ( Lactance, De la mort des Persécuteurs, ch. VII.), parce que chaque empereur voulait faire d'aussi grandes dépenses et entretenir d'aussi fortes armées que s'il eût été seul, que par là le nombre de ceux qui recevaient n'étant pas proportionné au nombre de ceux qui donnaient, les charges devenaient si grandes, que les terres étaient abandonnées par les laboureurs et se changeaient en forêts. »

Aurélien, entrevoyant peut-être la complication d'une révolte religieuse dans cette insurrection, confondait dans une même haine les chrétiens et les Bagaudes ; c'est pourquoi les auteurs du Gesta Pontificum n'ont vu dans l'invasion de la Gaule par cet empereur qu'une campagne d'intolérance et de persécutions nouvelles, et, dans les vaincus de la guerre, que des chrétiens persécutés. Ce point de vue, trop étroit et incomplet, trouve sa rectification dans le récit des historiens des IIIe et IVe siècles, Pollion, Vopiscus, Eutrope et Eusèbe, qui ne parlent que d'une guerre contre des révoltés. Voici toutefois le texte de nos chroniqueurs religieux.

« Aurélien, ennemi du seigneur du ciel, avait été pris, pour « plaire à ses faux dieux, d'une telle fureur de persécution, qu'après avoir versé cruellement dans Rome le sang de beaucoup de martyrs, il était venu lui-même dans les Gaules pour détruire jusqu'au nom du christianisme. A Sens il avait fait périr par le glaive la bienheureuse Colombe, puis il avait envoyé de féroces lieutenants pour exécuter ses ordres odieux dans toute la Gaule. Un grand nombre de chrétiens de diverses provinces s'étaient portés dans le pays Auxerrois, parce qu'il était couvert en grande partie d'épaisses forêts. Leur arrivée ayant été révélée à Alexandre, l'un de ses dévoués hommes de guerre, il les poursuivit, et arrivé au lieu appelé Cotiacus, il trouva Priscus, homme très chrétien, et d'une très haute noblesse, venu de la province Bizontine (Bezançon), qui y avait sous son commandement de nombreuses cohortes. Il assaillit ces troupes dans une course impétueuse et dit : Quelle sédition vous a réunis dans ce pays en troupes si nombreuses, et de quelle religion êtes-vous ? La très sainte multitude répondit : Ce n'est pas la sédition, c'est la très vénérable religion. Nous offrons nos prières à Jésus-Christ qui nous a rachetés par l'effusion de son sang. Voyant ces athlètes inébranlables dans la foi du Christ, il ordonna qu'ils périssent tous par l'épée. ».

N'est-il pas évident, par ce récit comparé avec les récits généraux des historiens de cette guerre, que ces nombreuses cohortes commandées par Priscus n'étaient qu'un corps d'armée de chrétiens défenseurs de l'indépendance nationale, qui, après la défaite de leur parti, étant venus chercher un refuge dans les forêts de la Puisaye, furent attaqués, entourés par une force supérieure, et vaincus près de ce bourg de Cotiacus qui depuis fut appelé pour cela Coucy-les-Saints, et aujourd'hui Saints-en-Puisaye, et que leur massacre fut la suite de cette bataille et de leur défaite.

L'an dernier on m'avait parlé à Saint-Sauveur d'une découverte assez intéressante que l'on venait de faire à ce sujet près du hameau des Robineaux de la Male-Rue. Un terrain effondré avait ouvert un gouffre dans lequel on avait vu une grande quantité d'ossements humains et de débris d'armures. Le lieu où s'était montré cet effondrement avait, disait-on, un si mauvais renom dans le pays, qu'on n'osait guère passer près de là de nuit, parce que l'on y entendait souvent des bruits étranges et sinistres. Ma curiosité fut assez vivement excitée pour que je voulusse aller vérifier l'exactitude de ce récit, qu'on tenait d'une bonne habitante de ce village, que son âge de quatre-vingt-deux ans rend digne de respect.

Le hameau des Robineaux de la Male-Rue, qui compte une quinzaine de maisons, est situé sur le bord du chemin qui conduit du bourg de Saints à un autre village réduit maintenant à quatre ou cinq maisons, du nom unique de la Male-Rue. J'eus le regret de n'y pas trouver la vénérable octogénaire, sur les récits de laquelle je m'étais mis en route. A son défaut, je m'adressai à quelques-uns de ses voisins. Près des Robineaux, à cent mètres environ des premières maisons, est un bois que l'on appelle le bois des Grands-Noms. Ce nom s'applique aussi au climat qui avoisine le bois. Il est par erreur écrit sur le plan cadastral sous le nom des Grands-Nains. On me raconta que ce bois était en effet pour beaucoup de personnes un lieu d'épouvante, et qu'on évitait de passer la nuit sur le chemin qui le borde, parce que l'on prétendait y entendre souvent des plaintes et des bruits effrayants, surtout les samedis soirs et la veille des grandes fêtes. Celui qui me renseignait ainsi était un ancien militaire, ancien sergent, fort peu superstitieux, et plutôt esprit fort. Il se riait de ces récits et disait que c'étaient des contes de bonnes femmes. Toutefois, parmi ceux qui l'entouraient, il y en avait qui n'étaient pas de son avis, et aux dires desquels on entendait ces bruits de l'intérieur même des maisons du village. C'est sur le bord de ce bois, le long du chemin, qu'était le gouffre qu'on m'avait annoncé. Je m'y fis conduire. Mais il fallut bien en rabattre du récit de la bonne vieille. Ce prétendu gouffre n'était qu'un puits assez étroit, soixante centimètres seulement de diamètre, qui avait été comblé à une époque inconnue dans les temps passés. Les pierres dont son orifice avait été bouché s'étant disjointes, la surface s'était effondrée. On avait vu alors qu'il était muraillé, et on l'avait fouillé pour en retirer les pierres. On y avait trouvé en effet beaucoup d'ossements, mais on ne pouvait me dire si c'étaient des ossements humains ou des os d'animaux, à l'exception d'un gros crâne qui visiblement était celui d'un porc ou d'un sanglier. Un seul morceau de fer avait été vu, et l'on croyait que ce n'était qu'un gros clou. La fouille était arrivée jusqu'à dix-neuf pieds, quand le propriétaire du bois, qui habite une commune voisine, était survenu. Il s'était opposé à ce que l'on descendit plus bas, et avait exigé qu'on recomblât immédiatement la creusée, ce qui avait été exécuté, et les ossements y étaient rentrés avec les terres. N'était-ce là qu'un de ces puits funéraires, sortes de cimetières de familles, comme on vient d'en explorer un si grand nombre dans la Vendée et dans 1a Champagne, ou bien était-ce un puits ordinaire, où, à la suite d'un grand désastre, on avait jeté un grand nombre de cadavres, et qu'on avait alors comblé ? rien ne pouvait l'indiquer. Mais un autre renseignement qui me fut alors donné put suppléer à celui-là. C'est qu'il y a trois ou quatre ans, quand on construisit le chemin vicinal de Saint-Sauveur à Thury, qui passe près de là, on avait trouvé dans les tranchées et les marnières beaucoup d'ossements d'hommes et même des squelettes entiers.

Comme j'exprimais le regret de n'avoir pas rencontré la digne octogénaire qui m'aurait raconté beaucoup de choses sur les traditions et les croyances des temps passés, l'ancien sergent voulut bien envoyer chercher, pour la remplacer, son vieil oncle, qui était occupé à garder ses vaches dans la pâture. Le bon homme, qui n'a pas moins de soixante-dix-huit ans, se tint d'abord, en me voyant, sur la défensive, parce qu'il n'était pas bien sûr de n'avoir pas affaire à quelque railleur, comme il en voit tant aujourd'hui. Mon ton grave finit pourtant par le rassurer, je gagnai sa confiance en me montrant à lui comme un ami sincère et sérieux des histoires et des légendes du pays, et voici ce que j'en obtins.

Dès son enfance et pendant toute sa vie il avait entendu dire que le bois des Grands-Noms était un lieu redoutable, dont il ne fallait pas approcher la nuit, et qui, quand le taillis était haut, n'était pas toujours sûr, même en plein jour. Un frère à lui s'y était aventuré une fois et il avait entendu des plaintes et des bruits terrifiants, et, entre autres, une voix formidable qui criait : Où faut-il le mettre ? et une autre voix non moins violente, qui répondait d'un autre côté : Mets-le où tu voudras! Que signifiaient ces paroles que proféraient des personnages invisibles, et qu'on leur avait souvent entendu proférer ? Aussi difficilement explicable que celles de : Pourquoi retiens-tu et pourquoi jettes-tu? que Dante, dans le VIIe chant de l'Enfer, met dans la bouche de deux troupes de damnés qui se battent entre elles. Il n'en savait rien, ni personne ne pouvait le dire. Mais les esprits qui les proféraient avaient certainement leurs idées là-dessus. Pour lui, il n'y était jamais allé la nuit. Mais ce qu'il pouvait affirmer, c'est qu'un jour qu'il s'y trouvait, il avait entendu un bruit effroyable comme le mugissement de la tempête et le roulement du tonnerre, un tintamarre enfin comme il n'en avait jamais ouï ailleurs, et il en avait eu bien peur. Les esprits qui faisaient un si grand tumulte, il ne les avait jamais vus, ni personne non plus, mais tout le monde du pays les entendait.

Ces dénominations si singulières, l'une de malédiction, et l'autre de glorification, la Male-Rue, comme à Rome, pendant bien des siècles, on appelait Via Scelerata la voie où une fille impie avait fait passer les roues de son char sur le cadavre de son père assassiné; les Grands-Noms, sorte d'hommage au dévouement patriotique et religieux de nobles chefs, étrangers au pays et inconnus de ses habitants; ces émotions superstitieuses et ces croyances obstinées et persévérantes à des bruits, des plaintes et des cris surnaturels; ce nom de champ de Saint-Prix resté après tant de siècles et indiqué comme le lieu du martyre, tout cela ne semble-t-il pas démontrer que c'est dans cette localité que se passa, ce grand évènement de guerre qui impressionna si vivement la contrée, qu'après quinze cents ans le souvenir en est encore présent et qu'on vous y raconte en détail chacun des actes de ce drame sanglant et lamentable.

Il y avait déjà cinq ou six siècles écoulés depuis la bataille de Marathon, lorsque Pausanias racontait dans sa Description de la Grèce des superstitions semblables sur le lieu de ce grand combat (t. I, page 163 de la traduction de Gedoyn).

« Dans la campagne de Marathon, l'on entend toutes les nuits des hennissements de chevaux et un bruit de combattants. Tous ceux que la curiosité y attire, et qui prêtent l'oreille à dessein, s'en retournent fort maltraités. Mais ceux qui, passant leur chemin, voient et entendent quelque chose, n'offensent pas les mânes, et il ne leur arrive rien de mal. »

Si les traditions de la Puisaye sur le grand fait historique de l'an 271 se sont conservées depuis bien plus longtemps, on peut ne pas s'en étonner quand on voit subsister encore intactes chez ses habitants certaines traditions de choses encore plus reculées. Ce sont leurs superstitions, plus anciennes certainement que le Christianisme, qui remontent assurément jusqu'à l'époque du culte druidique, et que tous les efforts des ministres de l'Église chrétienne ont été, depuis tant de siècles, impuissants à abolir.

J'en ai recueilli abondamment de la bouche du bon vieillard des Robineaux, car, quand je le vis s'ouvrir avec une si confiante naïveté sur les choses qu'il croyait avoir vues et entendues, j'en profitai pour provoquer des confidences sur les autres choses surnaturelles auxquelles on avait foi dans le pays.                        `

Si le digne homme n'avait jamais vu des esprits, il en avait du moins entendu; il en revient parfois pour un mauvais dessein, mais il y en a aussi qui reviennent pour un bon motif. Il pouvait le certifier. Un homme était mort en voulant laisser sa maison à sa femme, mais on n'avait pas trouvé le testament qu'il avait dû faire et les héritiers voulaient garder la maison pour eux. Alors il y revenait. On y entendait une rumeur, un fracas à ne pas y croire. Lui-même le bon vieillard s'y trouvait une fois et il entendit un tel bouleversement que tout semblait s'écrouler, et qu'il crut-que la maison allait lui tomber sur la tête. N'était-ce pas évidemment le défunt qui faisait tout ce tapage pour montrer son mécontentement ?

Je connaissais déjà par maints récits les sorciers qui, selon le langage du pays, empiquassent, en jetant des sorts sur les personnes, les bestiaux ou les récoltes; les devins qui désem­piquassent, ou indiquent les moyens de se désempiquasser. C'est quelquefois de rouer de coups le sorcier, ou même de le menacer du feu: Un témoin oculaire, digne de toute confiance, m'a dit en avoir trouvé un dans sa ferme, garrotté par le fermier qui se disait empiquassé, porté devant l'âtre où brûlait un grand feu, dans lequel il eût peut-être été jeté sans l'arrivée inopinée de ce témoin qui le délivra. Tout n'est pas rose, comme on le voit, dans le métier. Je connaissais aussi les guérisseurs par paroles magiques. J'ai même trouvé un jour un de ces habiles guérisseurs, qui s'était enfermé dans une écurie de ma ferme pour dire des paroles sur les vaches malades du fermier. Et comme je lui faisais honte de ses grossières tromperies : « Que voulez-vous, me dit-il effrontément, ils sont si bêtes qu'ils m'amèneraient de force si je refusais de venir quand ils m'appellent. Il faut bien les satisfaire; après cela, si je ne fais pas de bien aux bestiaux, je ne leur fais pas de mal non plus. Ça fait tant plaisir à ces imbéciles, et ça me coûte si peu. » Je connaissais encore la formule à prononcer pour se guérir de certains maux accidentels, ou se préserver de mauvaises chances. Il y en a pour les brûlures ou le mal de dents, pour les entorses ou les blessures; il y en a aussi pour obtenir de bons numéros au tirage, et pour bien d'autres choses encore. Sur tout cela le bonhomme m'apprit beaucoup de détails, dont je n'avais jamais entendu parler, et par exemple, le procédé à employer pour devenir sorcier. C'est d'aller avant minuit, avec une poule noire, sous le gros chêne du carrefour de la forêt, de sacrifier, à minuit sonnant, la pauvre volatile, en criant par trois fois : Belzébuth, Belzébuth, Belzébuth, viens, je me donne à toi. Le diable paraît, vous fait mettre votre croix sur un écrit qui lui donne votre âme, et vous avez alors tout pouvoir pour le mal. Ça n'est pas plus difficile que ça. Toutefois, prenez garde ensuite, si vous le mécontentez, il revient vous corriger et parfois vous étrangler. Mais vous pouvez faire tout le mal possible à celui à qui vous en voulez, et par exemple le rendre patatas. Le patatas est forcé de courir toute la nuit jusqu'à ce qu'il ait touché sept paroisses. En rentrant chez lui, il ne se souvient de rien, il ne sait rien, si ce n'est qu'il est harassé de fatigue et courbaturé. Mais si, dans sa course de nuit, il se blesse en route, fût-ce d'une simple égratignure, le charme est rompu à l'instant même. Un beau-frère de mon bon vieillard fut heurté une nuit sur un chemin par un patatas, que sans le vouloir, il égratigna au petit doigt. Celui-ci l'embrassa pour le remercier de l'avoir désensorcelé par cette petite blessure.

Les feux follets qu'on voit, les nuits d'été, dans les marais de ce pays, et qu'on y appelle des culards, sont, d'après ce digne homme, des femmes qui dansent et qui chantent une chandelle à la main. Un de ses oncles en a presque surpris deux, qu'il voyait de loin courir et folâtrer. Malheureusement elles ont éteint leurs lumières au moment où il allait mettre la main dessus. On allait autrefois, dans le pays, en pèlerinage à certains rochers et à certains arbres. On ne va plus comme autrefois aux rochers. Quant aux arbres, c'est moins sûr, et les plantations qu'on recommence à en faire depuis quelque temps dans les places publiques des villages peuvent laisser quelques doutes; mais on va aux cinq pas ou aux sept pas, qui sont miraculeusement empreints sur le gazon de certains carrefours de forêts, et qui y resteront jusqu'au jugement dernier. Vous pouvez marcher dedans. Cela porte bonheur. Aussi y va-t-on pour cela, ce qui suffit sans doute à expliquer pourquoi ils ne s'effacent pas. Je dois avouer que j'en ai vus moi-même et que j'y ai hasardé mes pieds. Mais on va surtout en pèlerinage une fois par an aux bonnes fontaines. On s'agenouille devant elles, on leur adresse des prières, et on boit de leur eau, on y lave les plaies, on y trempe les chemises des malades qui ne peuvent venir, et, au retour, on les leur met toutes mouillées sur le dos. Il faut faire grande attention aux phases de la lune, à certains jours, au chant des oiseaux de jour ou nocturnes, à la fatalité des lieux, des maisons ou des personnes, semer les grains ou couper tels arbres en lune tendre, tels autres en lune dure, ne commencer aucun ouvrage ou aucun déplacement un vendredi, ou en lune décroissante, éviter les lieux, les habitations ou les personnes condamnées par la fatalité. Le chant des oiseaux est un augure qu'il est bon de consulter.

Toutes ces superstitions que m'énumérait l'excellent vieillard, sont vieilles, bien vieilles, beaucoup plus vieilles que le christianisme qui les a condamnées depuis bien des siècles sans pouvoir jamais les détruire.

Ce sont certainement les traditions et les débris du vieux culte des druides, car il est constaté que, dès l'établissement du christianisme dans la Gaule, le clergé et les conciles les dénonçaient, les proscrivaient et les poursuivaient de tous leurs efforts. On les trouve indiqués et décrits dans une longue série de décrets des conciles. Le plus ancien que l'on connaisse est un concile d'Arles, de l'an 452. Il prohibe les pèlerinages aux fontaines, aux arbres et aux rochers et toutes les sorcelleries; ses dispositions sont répétées à Agde en 554, à Tours en 567 et à Auxerre en 578. Le spicilège de Dachery nous a conservé une homélie que prêcha sur ce sujet, vers l'an 650, saint Eloi dans l'église de Noyon. C'est un long plaidoyer contre ces sottises que le saint évêque attaque, non seulement au nom de la doctrine religieuse, mais aussi au nom de la raison et du bon sens. Il y passe en revue les devins, les sorciers, les augures de tout genre, les jours prétendus heureux ou malheureux, les prétendues influences de la lune, les pierres, les arbres et les fontaines, les carrefours et leurs pas, les songes, le chant des oiseaux, et les formules de guérison. « Lorsque sera survenue quelque infirmité, dit-il, que l'on ne cherche pas les sorciers, les devins et les sortilèges, et qu'on n'exerce pas de pratiques diaboliques par les fontaines, les arbres et les carrefours, ne laissez pas faire ces simulacres de pieds, qu'on a coutume de faire dans les carrefours. Que qui que ce soit n'observe quel jour il sort de chez lui ni quel jour il y rentre, parce que c'est Dieu qui a fait tous les jours; que pour entreprendre un ouvrage nul n'attende ni jour ni lune; que nul ne craigne d'entreprendre un ouvrage dans la nouvelle lune, parce que Dieu a pris la lune pour marquer les temps et qu'elle tempère les ténèbres de la nuit, et non pour qu'elle empêche aucun ouvrage, ou qu'elle rende l'homme fou, comme le pensent les imbéciles qui croient que les possédés du démon souffrent par la lune. »

A ces décrets, à ces exhortations, Charlemagne, sur la sollicitation des évêques, joignit des prohibitions, sous peine de fortes amendes, par ses capitulaires. On en trouve six dans le recueil de Baluze. Le premier de ces actes, sous la date de 773, énumère vingt-huit de ces pratiques superstitieuses et payennes, parmi lesquelles on voit les fontaines, les enchantements, les devins, les sortilèges, les pas, etc. Tout cela a été sans succès, tout a échoué devant la puissance indestructible de la tradition. Les vestiges encroûtés du vieux culte druidique ont été les plus forts. La plupart de ces ridicules pratiques sont restées dominantes. En ce qui concerne les pèlerinages aux fontaines, l'église ne pouvant parvenir à les supprimer, s'est efforcée d'en détourner la signification en construisant auprès de ces sources des chapelles, dont beaucoup subsistent encore, et dont celles qui ont disparu ont laissé leurs noms à ces fontaines consacrées, et cela avait commencé dès le sixième siècle dans le territoire Gabalitain, comme le raconte Grégoire de Tours. Mais ces noms eux-mêmes fournirent parfois à des superstitions nouvelles, qui attribuèrent à leurs pèlerinages le don de guérir des maladies dont les noms avaient quelques rapports avec celui des saints patrons de ces chapelles. On en peut citer une foule d'exemples. C'est ainsi qu'en Puisaye, c'est pour les maladies des yeux qu'on vient à la fontaine Sainte-Claire. La tradition est encore, surtout dans les localités écartées et livrées à leurs seules ressources, la reine du monde. Elle conserve éternellement les choses vraies ou fausses, il n'y a donc pas à s'étonner qu'elle conserve aussi les évènements ou les préjugés qui ont profondément pénétré dans son esprit.

 
 

       Par M. A. CHALLE - Société des Sciences de l'Yonne - Séance du 6 avril 1879 -
Texte publié dans Le Bulletin de la Société des Sciences de l’Yonne de l’année 1879
– Page 115 à 124.

Ce texte est publié sur ce site avec l'autorisation de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l'Yonne, représentée par son Président, Monsieur Jean-Paul DESAIVE.

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