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Avec le temps, va, tout s'en va

Comme chaque été, juste une semaine plus tard que d'habitude, mémé va accueillir ses petits-enfants à Rogny.

Le car Tisserand les a débarqués sur le pont des écluses vers vingt heures. Après il reste un kilomètre à parcourir, chargé de valises pour deux mois de vacances. Il faut alors monter par un chemin non goudronné où les jours de pluie, les chaussures s'embourbent dans les fondrières profondes, creusées par les tracteurs.

Que d'angoisses éprouvées en le parcourant ! Aude se serre contre Jean dès le tournant qui aborde les grands arbres frémissants. Elle craint toujours quelque maraudeur caché, prêt à les détrousser... Imagination fertilisée par la lecture de trop de romans d'aventures.

Arrivés devant le vieux portail en bois aux couleurs délavées, elle souffle enfin. La propriété a bien changé depuis la mort du pépé. Il faisait tout. On ne fait plus rien. Mémé n'a plus l'âge, René ne vient jamais, Yvonne rarement. A la mort de pépé, elle a hérité de l'immeuble du 14e avec l'obligation de partager les loyers avec Eugénie sa vie durant. Complication... une histoire de sommes détournées les a brouillées momentanément.

Le fermier du coin vient faucher l'herbe quand elle pousse trop haut. Les volets auraient besoin d'un coup de peinture, le crépis se lézarde, la glycine a remplacé la vigne, le revêtement des cinquante mètres d'allée s'entrecoupe de fleurs diverses, et la bordure affiche une allure de serpent. Seuls les rosiers qu'on avait plantés par un méchant novembre fleurissent sans relâche...

Autrefois la fumée de la cheminée annonçait un bon repas. Depuis l'antique cuisinière s'est doublée d'un réchaud à gaz... Plus facile quand on vit seule, cela épargne la corvée de bois et de charbon. Mémé est impatiente d'avoir de la compagnie. Elle aura enfin un autre interlocuteur que le présentateur du journal télévisé. C'est sa seule ouverture sur le monde.

Elle ne descend jamais au village. Comme elle peine à marcher avec ses jambes gonflées (éléphantiasis, a dit le docteur ), les commerçants, le boucher, le boulanger, passent tous avec leur camionnette une fois par semaine. La plus spectaculaire est celle de l’épicier où se mêlent diverses odeurs.

C’est la caverne d’Ali Baba. On y trouve tout ce qui fait l’ordinaire de la maison. Des dizaines de petites traverses supportent des boîtes de conserve, du chocolat, des biscuits, du café mais aussi du cirage, des allumettes, des torchons, des clous, bref un assortiment complet. Mémé, munie de sa liste et du crayon noir taillé au couteau par pépé, barre consciencieusement tout ce qui remplit au fur et à mesure le panier en osier.

Grâce à eux elle connaît tous les ragots du village. Il n'en manque pas ! Un vrai « Cloche merle » ! Va savoir pourquoi la femme du premier adjoint, plutôt mignonne, s'est entichée de ce balourd de menuisier à la taille de basketteur, la trogne violacée et dont le poids frise le quintal! La série des morts, accidents, suicides, vient après les déboires matrimoniaux... Mémé adore !

Dès qu’elle entend le bruit des pas sur le gravier, elle ouvre à grand peine la porte d'entrée dont le bois a gonflé suite à l'humidité permanente en mauvaise saison et qui racle sur le carrelage fendillé.

- Mes chéris ! Entrez-vite. Je vous ai fait une bonne soupe aux poireaux. Tu n’as pas bonne mine ! Tu n’as pas vomi au moins !

- Non, mémé, rassure-toi, je suis juste fatiguée.

- Jeannot, mets les valises dans la chambre. Venez, installez-vous, racontez-moi.

Mémé s’agite, les bouscule, et les pousse vers la table ronde revêtue de sa nappe plastifiée, ornée de grosses tulipes rouges. Tout le monde s’assoit dans les vieux fauteuils en osier, inchangés hormis les dossiers qui ont pris la forme de hérissons.

Aude respire. Enfin son havre de paix.

Ils se sont couchés tard. Le temps de se ré-imprégner des odeurs de l'enfance : la cire d'abeille du buffet, le bouquet de roses pompons fraîchement cueillies, l'inévitable dessert d’œufs au lait, le bon pain de campagne et... les draps parfumés à la lavande, sortis pour l'occasion de la haute armoire de style Louis XIV.

Deux mois à se laisser vivre.

Les premières matinées se passent en farniente. Récupérer de l'année scolaire. Profiter du soleil. Elle, étendue sur la toile rayée jaune et rouge de la chaise-longue au support en bois, les yeux clos, la tête enfouie sous un large chapeau de paille, le corps offert au soleil. Lui, allongé sur la bergère en osier, un S.A.S. entre les mains.

Ils ne bougent qu'à l'appel du repas. Tours de vélo l'après-midi, histoire de retrouver les autres parisiens en vacances et d'organiser les journées à venir. Certains ont un vélo-solex dont ils ont trafiqué le pot d'échappement pour agacer les vieux attablés aux terrasses des cafés.

Aude a déjà repéré un nouveau venu dans la bande, beau comme un dieu grec ! Des yeux de chat, la bouche pulpeuse, un mètre quatre-vingt cinq... comment résister !

Le rendez-vous a lieu comme d'habitude au pied du grand marronnier, en bas des écluses. Que de cœurs gravés au couteau sur l'écorce de son tronc ! Des siècles de serments échangés.

Autrefois Rogny était un village romain . Avant le XIVe siècle n'a-t-on pas dit : Regny, Rigny, Reigny ? Sans doute cela a dérivé du nom du gentilice Rennius, sorti du nom gaulois Renus, venu lui-même d'un nom de fleuve.

Tout cela, Aude le sait grâce à un très vieux livre écrit par un abbé, conservé dans le coin bibliothèque de pépé.

Rogny est maintenant un site touristique : sept écluses descendent en paliers successifs 24 mètres de hauteur sur 250 mètres de longueur sous de hauts sapins touffus à quelques mètres du canal qui s'enfuit vers Briare.

C'est en 1597 que Henri IV et son premier ministre Sully fondèrent le projet ambitieux de joindre deux cours d'eau coulant dans deux bassins différents et séparés par un seuil important. Grâce à l’ingénieur Hugues Cosnier, les travaux furent commencés en 1605. (Les premières ébauches d'écluses à sas furent dessinées par Léonard de Vinci).

Il proposa de construire à Rogny des écluses en maçonnerie avec des murs de soutènement d'un mètre quatre vingt quinze d'épaisseur. Le principe de la construction d'écluses accolées était fondé sur l'économie de l'entreprise. En effet, huit mécanismes de porte au lieu de quatorze, un volume de maçonnerie nettement moins élevé et une tranchée plus courte à creuser. Un autre avantage et pas des moindres, l'ouvrage était beaucoup plus solide, les parois s'épaulaient les unes aux autres.

Tout a été construit à main d'homme; les tranchées furent creusées à la pelle et à la pioche, les rochers brisés à la poudre de mine, les pierres taillées au ciseau, les terres enlevées au panier ou au tombereau.

La population de Rogny fut augmentée de 12000 ouvriers et 6000 hommes de troupe. Ces derniers étaient affectés à la protection du site et des matériaux.

Les travaux étaient en voie d'achèvement en 1608 lorsque le roi accompagné de la reine vinrent visiter les écluses. Malheureusement, en 1610, le poignard de Ravaillac puis les difficultés financières du pays, interrompront les travaux au grand désespoir d'Hugues Cosnier.

La guerre de Trente Ans et les objectifs du roi Louis XIII laissèrent tout le temps aux vandales pour voler les matériaux. Hugues Cosnier mourut vers la fin de l'année 1629 terrassé par une maladie « qu'il soignait négligemment au petit vin de Chablis » et il fallut attendre à nouveau dix ans pour que des financiers d’Orléans relancent le chantier et en deviennent propriétaires en 1639 sous le nom de la Compagnie des Seigneurs du Canal.

C’est sous Louis XIV que le premier convoi de bateau se fera de Loire en Seine jusqu’à Paris. Richelieu sera le premier passager en « coche d’eau » en 1642 !

Puis Napoléon III rachètera le canal de Briare en 1860. Les sept écluses permirent le passage d'embarcations de 32 mètres de long, 5 mètres de large et d'un tirant d'eau de 1m80. Le trafic annuel allait de trois à quatre mille bateaux.

Toutefois ces écluses accolées présentaient deux inconvénients que Hugues Cosnier n'avait pas prévus: le croisement des bateaux était impossible en raison de la faible largeur des écluses.

Lorsqu'un chaland franchissait la colline de Rogny la navigation en sens inverse se trouvait bloquée de longues heures. L'autre raison était la consommation excessive d'eau. En effet, il pouvait couler jusqu'à 750 litres à la seconde.

Il faudra attendre le ministre des travaux Publics, Freycinet, pour qu'un grand chantier de normalisation soit établi entre 1877 et1879 avec un gabarit précis obligeant à remplacer les sept écluses par six contournant la colline. Elles seront définitivement abandonnées en 1887. Dire que dix ans avant c’était la naissance de pépé!

Aujourd'hui elles ne sont plus en activité mais un projet parle de les remettre en eaux comme du temps des chevaux de halage et des mariniers qui tiraient à l'épaule les chalands de bois, du temps des manœuvres rudes des éclusiers.

Un épisode tragique va traverser les mémoires : l'inondation du 30 décembre 1801 due à la négligence du gardien de l'étang de Moutiers. Pépé a gardé les archives : un bulletin de la Société des Sciences historiques et naturelles de l'Yonne de 1897.

« La crue, rapporte M. Déy, avait 6 mètres : hommes, femmes, maisons, troupeaux et marchandises, tout fut emmené. Si Rogny fut moins éprouvé que les localités voisines de l'étang, il y eut cependant 4 pieds d'eau en sus de la crue dans l'espace de quinze minutes ; aussi le pont de la levée du canal fut emporté et les riverains ne purent se préserver. » Dramatique bilan pour ce petit pays ravagé par les eaux.

Pour l'instant Aude est bien loin de toute cette histoire que pépé lui a racontée maintes fois et ne voit dans l'eau du canal que le reflet froissé du visage d'Hervé. Il s'est penché sur elle et a posé doucement son blouson sur ses épaules, en disant :

- Tu vas prendre l'humidité en restant ainsi au bord !

Elle a relevé son visage vers lui et leurs regards se sont cognés, lourds d'émotion.

Quand ils sont revenus vers le groupe, les copains avaient compris. Ces deux-là glissaient sur le chemin de l'amour.

Ils passent l'été à parcourir les champs en riant, soudés l'un à l'autre, forts de serments éternels.


Hervé montre l'horizon en citant la phrase de Saint-Exupéry : « Aimer, ce n'est point nous regarder l'un l'autre, mais regarder ensemble dans la même direction. » Aude boit ses paroles.

Hervé a vingt ans, il habite le 11e, et fait une école d'ingénieurs à Brest. Il fréquente depuis deux ans une femme du monde plus âgée, la trentaine, et ne sait trop comment s'y prendre avec une jeune fille. Mais ce dont il est sûr c'est que pour la première fois, il est très amoureux. Un jour sans elle est un jour perdu.

Juillet file trop vite. Aude appréhende la venue de ses parents en août. Fini les escapades nocturnes avec Hervé. Mémé ignore ces sorties. Fatiguée par son traitement médical, elle se couche tôt. Aude en profite pour s'éclipser par la petite porte d’une pièce adjacente maintenant transformée en chambre.

La maison a en effet bénéficié de quelques transformations. Pendant les années 39-44, en dehors de sa peinture, pépé s'est mis au jardin et à l'élevage d'animaux afin d'assurer à sa famille un minimum vital.

Yvonne est venue habiter là avec René, embauché comme ouvrier agricole, fuyant ainsi le travail obligatoire en Allemagne. Dénoncé par des jaloux dans le village, il s'est vu menacé de déportation vers un camp de prisonniers. Heureusement, l'officier allemand responsable en poste à Rogny était un homme intelligent (il y en eut...) et amateur d'art.

Apprenant la véritable profession d'architecte de René et celui d'artiste peintre d'Emile, il arrangea les choses moyennant le cadeau de quelques toiles ! Il faudra attendre 1945 pour que René reprenne son activité réelle en s’attelant aux plans de la tour Sarrasine de Saint-Sauveur en Puisaye, patrie de l’écrivain Colette.

Pépé a donc réaménagé la pièce “des canards” et celle “des chèvres” en chambres indépendantes pour les “grands enfants” ! Plus tard il va même jusqu’à construire tout seul un petit chalet au bout du terrain pour loger sa descendance. Une sorte de maison de gardiens qu'occupent dorénavant Yvonne et René quand ils viennent ensemble. Celui-ci déteste toujours sa belle-mère et il se soustrait ainsi aux querelles inévitables dès qu'ils sont réunis.

Ce sont des nuits câlines que s'offrent Aude et Hervé. Ils sont restés au stade “flirt poussé”, comme avec Sébastien. L'éducation religieuse reste ancrée malgré la liberté d'esprit. Aude a peur de “sauter le pas” avant le mariage.

La crainte que Jean ne la dénonce aux parents s'est estompée. Elle le tient au chantage. Jean s'est servi du triporteur alors qu'il n'a pas le droit.

Depuis la mort d'Emile, le triporteur reste en relique dans le garage. Le film du même nom avec Darry Cowl avait lancé cette mode. Pépé avait donc rajouté à l'avant de sa grosse moto un coffre sur deux roues avec deux banquettes latérales sur lesquelles il emmenait fièrement ses petits enfants au village. C'était d'un inconfort extrême mais que de cris de joie poussés à chaque cahot !

C’est trop tentant pour un adolescent qui veut faire le fanfaron devant ses copines. Il est vrai que Jean avec ses airs à la Marcello Mastroianni a beaucoup de succès sans compter que, dans le coin, les jolies filles ne sont pas farouches. Il en rajoute avec le triporteur sorti en douce, démarré en bas de la grande descente et poussé à sa vitesse maximale, 50 km / heure. Donnant-donnant, les frasques d'été resteront secrètes.

La fin des vacances familiales approche. Aude se demande si son amour avec Hervé supportera la distance qui va les séparer dès la rentrée. Elle ne se sent pas prête à vivre dans l'attente de brèves étreintes, une ou deux fois par mois. Promesses de s'écrire, de ne pas s'oublier, rien que des promesses.

Paris la rend à Sébastien.

 

Annie-France GAUJARD
Avec le temps, va, tout s'en va
Publié aux Editions Edilivre
(Pages 43 à 50)

Ce livre a obtenu le prix Festilivre-témoignage 2011

Site Internet d'Annie-France GAUJARD : http://vasavoir.e-monsite.com/

 


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